Archives par étiquette : apnée

Sur la table

Share Button

Je marche dans un blanc laiteux – en tout cas, je me déplace debout sur mes jambes – d’une façon qui me fait penser à la marche – en tout cas je flotte pas, ça c’est sûr.

Du moins, je crois.

Je me sens bien.

Je marche dans un blanc laiteux – je marche lentement comme si je devais encore apprendre, comme si je commençais juste à m’habituer, à prendre possession de mon être – et à faire connaissance avec mon environnement.

Je marche dans un blanc laiteux – et en même temps mon corps est allongé – tête un peu relevée, inox froid au contact de membres – je me sens bien mais je sens rien.

Anesthésié.

On est venu me chercher tout à l’heure dans ma chambre – on a installé tous ces bidules – ces fils, ces pompes, ces tubes autour de moi. Maintenant je suis sur la table d’opération.

Rien de grave je vous rassure.

Perfusions.

Ventilation assistée.

Tension : OK

ECG : nickel.

Le chirurgien claque ses gants de latex et commence son travail.

Petit coup de scalpel par ci, petit coup de scalpel par là.

Comme un maestro.

Un chef d’orchestre avec sa baguette.

Tchik-tchak

Je marche dans un blanc laiteux – c’est à cause de tout ce cocktail de drogues qu’ils m’ont administré, qui coule désormais dans mes veines, qui s’insinue jusqu’aux tréfonds de mon cerveau.

Sufentanil.

Hop !

Propofol.

Hop !

Et un petit peu de Bromure de vécuronium pour couronner le tout.

Olé.

Conscience suspendue.

Douleur annihilée.

Je sens rien.

Je me sens bien.

Une lumière au loin – diffuse. L’éclairage scialytique ?

Je vais vers elle sans avoir le choix.

Des ombres troubles au premier plan. Le chirurgien qui s’affaire ?

Ou toute une ribambelle d’animaux.

Ici un tigre.

Hop!

Là une girafe.

Hop!

Et là un bonobo.

Olé.

Je me sens bien.

Je sens rien.

Tigre girafe bonobo – Je les imagine un par un allongés comme moi sur le billard.

Et je finis par comprendre que tous ces animaux

pris un par un

c’est moi.

Je quitte le bloc.

Le tigre : mon côté sauvage et indomptable, sans doute…

La girafe, voyons voir – mon côté tête en l’air, doux rêveur ?

Et le bonobo ? Ça ça doit être mon côté stupide…

Salle d’éveil.

Les animaux s’agitent se déforment se distendent s’éloignent.

Je me sens moins bien.

Je commence à sentir de nouveau.

Je marche dans un blanc laiteux qui vire au trop plein de couleurs froides et moroses du retour à la réalité de ma chambre d’hôpital.

 

Chrysler Building

Share Button

Une main.

Mi-rouge mi-bleue, figée, vibrant un peu tellement elle est serrée.

Contre ma carotide.

Une main qui tremble.

Si elle lâche, je meurs.

Si elle serre plus fort, je meurs.

Je suis dans le vide.

Enfin, pas exactement.

Je suis un peu en dessous du soixante-deuxième étage du Chrysler Building. Mes pieds ne touchent plus terre. Je suis suspendu.

À la place de la moquette des bureaux, le bitume. Les rues. Les voitures. Deux cents mètres en dessous de moi. Les trottoirs. Les passants. La vie qui s écoule, parfaitement planifiable, quadrillée, New York City. En plein dans le mille si ma main lâche.

Je commence à avoir froid. À voir double. À ne plus rien sentir. À perdre les pédales.

Enfin, pas exactement.

À m’évanouir.

Donc, ma vue s’embrouille, mon champ de vision se rétrécie. Strangulation. Étouffement. Dans une demi-inconscience, la main, je perçois les va-et-vient de ce sang qui inondent ces veines.

Mes seuls repères.

Ça s’en va et ça revient. Cette valse, ç’en est presque amical, affectueux. Comique.

Mon cerveau n’est plus irrigué correctement. Le manque d’air, le manque d’afflux sanguin, le manque de sensations, tout ça me rend fou.

Enfin, pas exactement.

Mon cerveau flotte sur les gens qui vaquent à leurs occupations quotidiennes, il flotte parmi les buildings qui domptent la ville. Je dérive dans le vent, léger, hyper-conscient. Libre à 2000%.

Le contraste est saisissant.

Et juste avant de m’enfoncer dans les limbes de ce qui ressemble fort à une syncope apnéique, ou juste avant de toucher le fond, de tomber face contre terre, entre Lexington Avenue et la 42ème rue, après un piqué vertigineux, la main m’emporte, me soulève, évanescent, vers l’autre côté de la fenêtre, et me relâche doucement.

Je reprends mes esprits en haletant, et je dis :

« C’est ton tour, maintenant. »