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Ljubljana – chez Aleks

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« Dans toute l’Amérique, lycéens et étudiants s’imaginent que Jack Duluoz a vingt-six ans, qu’il est toujours sur la route, à faire du stop, alors que je suis là, à quarante ans ou presque, éreinté et accablé d’ennui, dans une couchette de wagon-lit, longeant à toute vapeur le Grand-Lac-Salé »

Jack Kerouac – Big Sur

Nan mais c’est quoi ce bordel ?

Les trains se succèdent à longueur de journée. Au moins je peux dormir un peu – tant bien que mal – et me réchauffer.

Dans toute l’Europe, lycéens et étudiants s’imaginent que Ben Howl a vingt-trois ans, qu’il est toujours sur la route, à faire du stop, alors que je suis là, à trente ans ou presque, éreinté et accablé d’ennui, dans une cabine de wagon, longeant à toute vapeur les montagnes autrichiennes.

Suben – Puchheim – Salzburg – où à la gare perdue entre les massifs enneigés j’achète un cigare – Villach et enfin Ljubljana.

Mon panneau sur la vitre du train

Les paysages qui défilent et personne qui vient s’asseoir dans ma cabine. Je pue tellement que ça ? Sans doute les restes de l’odeur du gazole que j’ai versé dans la bagnole de Dan avec mon entonnoir de fortune.

14h31 – arrivée du train en gare de Ljubljana. Le train continue plus au sud – vers Zagreb – la Croatie. C’est si tentant de rester dedans et de voir ce que ça donne là-bas.

Nan mais c’est quoi ce bordel ? Mec – attends de voir un peu ce que ça donne ici au lieu de toujours vouloir aller plus loin. Pourquoi/pour quoi faire, hein ?

Ici c’est le soleil qui m’accueille. Sensation agréable mais je suis chargé comme un mulet et dois encore continuer à porter sur moi des tranches de vêtements qui sont plus nécessaires.

Je me pose dans le café de la gare et je commande… un café [original nan?].

La serveuse bien aimable me file une carte de la ville et m’explique les lignes de bus.

Aleks – mon hôte pendant quelques jours – vient de m’envoyer un message : « Take it easy. I won’t be there till 5pm. » Fort bien. Je regarde où est sa maison sur le plan et je décide de m’y rendre à pied – histoire de me donner un premier aperçu de la ville.

Je trimbale mon sac de bidasse comme une tortue sa carapace. J’allume mon cigare – bien mérité ? – je sais pas – et je trace sur la Dunajska Cesta – une avenue très longue et très large.

En face de moi, la montagne qui grandit jamais alors que je m’approche d’elle – comme une fata morgana. La montagne – c’est con, c’est ce qui me surprend le plus ici. J’ai tellement pas l’habitude d’en voir là d’où je viens…

Je croise la Ulica 7. septembra et je m’arrête dans un petit parc où je lis et je pionce sur un banc. Dans mes oreilles le battement des trains d’aujourd’hui sur les rails s’ajoute au bourdonnement des moteurs d’hier sur les routes.

Je (re)lis mon bouquin – Jack Kerouac, forcément – et cette fois ci Big Sur. Le bouquin dans lequel son double-narrateur Jack Duluoz part vraiment en live à la fin – après toutes les merdes qui m’arrivent depuis deux jours je me dis que c’est bien là un roman de circonstance.

J’envoie un SMS à Camille et à Mélanie et leur fait part de mes dernières – mauvaises – aventures. Peu après mon portable vibre : « T’as craqué »… M’en fous. Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? C’était tellement difficile. Et j’étais tout seul. Bien sûr que ça m’enrage. Mais c’est ainsi. Au moins j’aurais essayé.

Soupir.

Take it easy.

17 heures – Il est temps de rejoindre Aleks.

Je trouve la maison d’Aleks après avoir un peu fait le tour du quartier. Un grande maison avec un jardin. Une voiture est garée à côté : un camtar Volkswagen jaune fluo – une ambulance allemande ou autrichienne j’imagine. Nan mais c’est quoi ce bordel ? Plus loin dans la cour il y a une moto – une Harley ? La porte est ouverte. Sur le seuil Aleks, 40 ans, cheveux dégarnis – plus petit que moi mais costaud et les yeux pétillants.

En une minute chrono les présentations sont faites – Aleks me dit que ma chambre m’attend à l’étage et qu’il va présentement voir son voisin. « Fais comme chez toi, fais ce que tu veux, take it easy. » OKAY.

Je cours à l’étage et je m’affale sur le lit sans même défaire mon sac de couchage. Je fais une sieste trop chargée pour me rappeler de tous les rêves que j’ai faits.

Ma chambre chez Aleks

Je me réveille une heure plus tard – dans le coltar – je mets quelques minutes à me rappeler de l’endroit où je suis.

Il y a une salle de bain à côté de la chambre. Je prends une douche bien méritée. Mais j’ai rien – pas de gel douche, de shampoing, de dentifrice. Et tout est rangé dans des armoires. Je fouille – et j’aime pas fouiller et me servir dans ce qui ne m’appartient pas. J’emprunte un peu ce que je crois être du shampoing. Je me frotte le corps avec du savon pour les mains – et me sert du dentifrice rangé dans l’armoire. Puis retour dans la chambre – je m’habille et sors mes affaires de mon sac de rando et je les range dans l’armoire – histoire de les aérer.

J’ai envie d’un café. Je me demande si Aleks est rentré de chez le voisin. Je descends tout paumé et pas encore bien réveillé à la recherche d’Aleks. Merde ! Par où je suis rentré, déjà ? J’ouvre une porte – la cuisine. Tout est impeccablement rangé. Il y a rien qui traîne, tout est dans les armoires. Après la cuisine je rentre dans une pièce. « Aleks ? Aleks, are you there ? » je fais. J’entends une voix. Il fait sombre. Je m’approche pour distinguer la forme qui se meut devant moi dans la pénombre.

Nan mais c’est quoi ce bordel ?

C’est une dame – très vieille – dans un lit d’hôpital. Elle me voit, elle me parle – mais en Slovène. Je tente un timide « Nie mówię po słoweńsku » à la mode polonaise – que je sais pertinemment faux mais pourquoi pas ?

Bon, j’aurais essayé – elle comprend pas, la vieille sur son lit d’hôpital – dont j’ai du mal à distinguer le visage – et j’imagine qu’elle aussi elle a du mal à me voir. Je veux pas lui faire peur, alors je lui montre un signe de paix, la main sur le cœur.

« Ben, Ben » j’entends, ailleurs dans la maison. Je dégage vite de là. J’ai dû la faire paniquer.

Finalement Aleks est là. Il sort d’une pièce dont la porte est celle que j’avais pas encore ouverte.

C’est son antre, sa garçonnière. Des canap’ un vidéoprojecteur, une toile, plein d’affiches, de drapeaux Jack Daniel’s sur les murs, et un frigo avec distributeur de glaçons – essentiel pour servir avec le Jack Daniel’s, et plein de bouteilles vides sur les étagères.

la garçonnière d’Aleks

Aleks voit que j’observe la pièce : « Moi ça me fait rien de boire toute une bouteille de Jack à moi tout seul. » OKAY.

Mais ce que je remarque surtout depuis tout à l’heure, c’est que ça sent la beuh à plein tube ! Nan mais c’est quoi ce bordel ?

Devant mon étonnement Aleks m’invite à m’asseoir dans l’un des canap’, me sert l’apéro – un Jack, évidemment – et me raconte son histoire.

Aleks est bodyguard. Et Biker. Il fait des bornes et des bornes pour aller à des meetings. Il fait partie des Hell’s angels. « Tu sais, je me suis déjà retrouvé un peu dans le même état que toi – la nuit sur une aire d’autoroute. Quand il pleut, mon astuce c’est que je m’abrite sous des cartons et des plastiques – ça tient chaud et c’est imperméable. »

Et il poursuit « Mais j’ai eu un accident il y a quatre, cinq ans. » Il souffre, qu’il me dit.

« Et c’est pour ça, l’ambulance à côté ?

– L’ambulance ? Ah ! Nan rien à voir » il rigole, « je suis en train de la retaper pour en faire un camper van.

– Cool ! Je pensais que c’était pour la vieille dame qui est dans un lit.

– C’est ma grand-mère. C’est sa maison ici. J’en hériterai quand… quand elle passera de l’autre côté. D’ici là, je m’occupe d’elle.

– D’accord.

– Tu as certainement dû sentir le cannabis en entrant dans cette pièce. »

Je hoche la tête. Aleks m’explique que les anti-douleurs classiques lui font plus rien – sauf à haute dose, mais ces remèdes pour chevaux le claquent. Le cannabis, c’est sa médecine alternative – son antalgique. « OKAY » j’acquiesce – en fumant une bonne petite taffe de derrière les fagots – et c’est vrai que c’est de la bonne.

« Homemade » il me fait. « J’en cultivais au sous-sol. Par contre désolé mec, je peux pas te montrer mes plants, il y a plus rien.

– Comment ça se fait ? » je demande.

Aleks me répond qu’il héberge plein de gens. Il y a une semaine, une de ses hôtes l’a dénoncé à la police pour possession et culture de plants de cannabis. Elle se servait de la chambre qu’Aleks lui offrait pour faire sa pute. Quand il l’a su, Aleks l’a menacé de la foutre à la porte. Alors elle s’est vengée. Les flics sont venus, ils ont tout démoli, foutu en l’air. « Heureusement il en ont laissé plein à terre. C’est comme ça que j’ai pu en sauver pas mal. »

Nan mais c’est quoi ce bordel ? Au sous-sol, Aleks cultivait du chichon alors qu’au rez-de-chaussée sa grand-mère est dans un état végétatif.

En tout cas, je suis tout stone et mon petit doigt me dit que je vais adorer ce séjour à Ljubljana.

Un morveux à Suben

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Gare de Suben

Dimanche 29/03/2015

07h – gare de Suben. Un simple arrêt. Pas de guichet, même pas de machine automatique. Je vais pas pouvoir acheter mon billet. Je vais frauder malgré moi.

Je me soulage sur un coin de l’arrêt. Mon nez coule abondamment – de froid. Je suis tout seul dans ce coin paumé, au trou du cul du monde. J’essaie de garder le moral et un peu d’énergie. Les oiseaux piaillent, et de loin – mais elles sont bien présentes – on entend les voitures. Moi je les entends depuis presque vingt-quatre heures et j’en ai ma claque.

Qu’est-ce qui m’a pris de faire ça ? Dans quelle merde je me suis encore foutu ?

Hier 22h30 à la station service Servus Europa je quitte ces Bulgares malchanceux dont la voiture est en panne. J’attends un peu devant mais je me les gèle. Faut dire que j’ai pas vraiment prévu de sortir des vêtements d’hiver – j’avais oublié qu’ici c’est pas le climat tempéré océanique du nord de la France, plutôt doux à cette période de l’année. Ici c’est la Mitteleuropa – climat continental et pour rien arranger montagnes tout autour. Je décide de faire un tour histoire de me réchauffer un peu. Je me traîne de nouveau sur le parking des camions – peut-être que je trouverai un avec une chambre frigorifique qui ira directement à Ljubljana ?

Ça me fait un peu flipper tout ça – je marche à travers les ombres des camions, dans la nuit, dans un endroit où personne sait où je suis. Et j’entends des bruits – mais j’arrive pas à déterminer ce que c’est. Et soudain, une porte de cabine s’ouvre, et voilà que sort… une naine.

Qu’est-ce qu’elle fout là ? Qu’est-ce qu’elle foutait là, dans la cabine, juste avant ? Elle a pas l’air trop habillée en tout cas, et elle a l’air d’avoir eu chaud. Et qui est-ce qui l’a suit ? Le chauffeur du camion. Il me sort « Désolé mon gars, on passe bien par Ljubljana, mais on part avant demain 22 heures. »

Ce à quoi la dame ajoute : « Tu veux rester ici pour la nuit ?

– Non, merci. » je réponds.

Et je décampe vite fait.

Je reviens dare-dare à mon poste. J’engraine les heures comme ça – à stationner dehors et à rentrer parfois à l’intérieur pour me réchauffer. Je vais de plus en plus activement vers les gens, pour leur préciser mon trajet : « ma pancarte n’indique que « Ljubljana – Slovenija » mais je passe aussi par Salzburg, Graz, Klagenfurt – où vous voulez. »

Je me fais accoster par un gars – un Roumain, conducteur d’une camionnette bleue qui s’arrête mettre de l’essence. Il ouvre la portière du véhicule – sans fenêtre – et je compte pas le nombre de personnes qui en sortent. Ils doivent être entassés là-dedans comme du bétail presque. Et le gars regarde ma pancarte et me dit – ou plutôt il me fait comprendre : « Tu veux monter avec nous ? On peut passer par Ljubljana… »

Genre il ferait un détour juste pour moi…

Même si je suis au bout du rouleau, c’est mort ! Pour rien au monde je veux monter dans cette cage à lapins roulante. Et ça sent mauvais – tout – lui, la situation… C’est quoi tout ce trafic ? Tiraillé par la fatigue, je me mets à psychoter grave.

Vers trois heures du matin j’aborde un gars de Slovénie. Il me dit d’attendre, dehors dans le froid de la nuit. Il rentre dans la station-service, je l’observe depuis le seuil. Puis il revient à sa caisse, la fait démarrer. Je capte pas pourquoi il me fait pas monter dans sa bagnole mais à cette heure là de la nuit, dans mon état et avec cet espoir qui jaillit en moi je me pose pas vraiment de questions. Le Slovène quitte la station-service en roulant au pas. Moi je cours derrière lui comme un débile avec tout mon barda. Il gare sa voiture au fond du parking – là où il fait sombre, tout près de la voie qui mène à l’autoroute – alors qu’il y a de la place ailleurs – partout, en quantité. J’aime pas beaucoup ça, je la sens déjà mal cette histoire. Puis le gars sort de sa caisse, me dit de le suivre, et remonte dans sa voiture. Je cours plus vite, comme un dératé – je lâche presque mes affaires sur le bitume. Enfin, quand j’arrive à même pas dix mètres de sa voiture soudainement il pousse un coup d’accélérateur et fonce sur l’autoroute dans la nuit…

Ça termine de m’achever. Je suis immobilisé, frigorifié – je viens de courir à en perdre haleine et dans cette nuit glaciale germano-autrichienne je crache mes poumons.

Je rentre dans la station service – sonné par ce qu’il vient de se passer et j’ai plus d’énergie.

Je m’assoupis sur une table vers 3h15.

Je me réveille trente minutes plus tard, complètement sonné et abruti par les néons sanglants. Tellement sonné tellement abruti que je sais même pas si tous les épisodes de poisse internationale que je viens de vous raconter se sont vraiment passés ou si c’était rien que des histoires – ou des souverêves ?

Dans mes oreilles le bourdonnement de la route, des voitures. Je sors – j’espère que me prendre une bonne rafale de vent glacial dans la gueule va me réveiller. Et je retourne à mon démarchage de chauffeurs. Mais personne peut me conduire jusqu’à Ljubljana, personne veut me prendre en lift, m’avancer un peu. Mentalement, ça commence à être très dur. Derrière moi, dans le courant d’air relativement chaud de la station-service, j’entends une nouvelle fois Take me to the Church.

Il s’est passé douze heures à peine depuis la première fois que je l’ai entendue cette chanson dans la bagnole de Dan – et j’ai l’impression que depuis la chance et mon mojo m’ont quitté.

Les heures passent encore. Un bus s’arrête. Il va jusqu’à Sarajevo mais – d’ailleurs malgré les efforts d’un passager pour convaincre le chauffeur – pas de place pas de place pas de place. Et le fait qu’il soit 6h30 et que le jour commence à pointer le bout de son nez arrange pas les choses.

Dans ma malchance j’ai une chance que l’aire d’autoroute offre une petite route vers le village voisin – Suben – et dans la station-service heureusement sur mon smartphone j’ai le wifi – faut juste que je fasse gaffe à la batterie. Je peux checker les horaires de trains sur le site des chemins de fer autrichiens.

Il y a bien une gare à Suben – et je pourrai arriver à Ljubljana cet aprèm et tant pis pour le stop. Ça a jamais été une fin en soi. Enfin pas pour ce séjour là. C’est plus « Peu importe la destination, l’essentiel c’est la route. » Et de toute façon, Camille est pas là. Camille est plus là.

07h – gare de Suben. Un simple arrêt. Mon nez coule abondamment. Le train s’arrête et m’aspire à l’intérieur.

07h – gare de Suben. J’ai laissé le rêve derrière moi. J’ai abandonné. Échoué. Camille, le défi à la con, tout ça – m’en branle. Là tout ce que je veux c’est me réchauffer et qu’on me foute la paix.

Et je me fous plein de morve partout.

à suivre…

« Draussen » – nuit, pluie, froid

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Je débarque à l’aire d’autoroute « Servus Europa » vers 19h. Dan me dépose puis il reprend sa route, direction Vienne, destination Constanța. C’était chouette ce lift avec lui –

Dan, sacré pépère. Je me demande si je le reverrai un jour – d’autant plus qu’on s’est pas échangé nos numéros de téléphone, nos adresses ou quoique ce soit.

L’aire d’autoroute est gigantesque. Ça se voit qu’on est à la frontière – une zone de passage, de transit importante – mais aussi une zone où les véhicules sont plus amenés à s’arrêter pour faire une pause – histoire de marquer le coup en franchissant les limites d’un territoire vers un autre pays.

J’ai de la chance tout va bien – ce sera sans doute facile pour me trouver un autre lift – peut-être même direct jusqu’à Ljubljana.

Et il n’est que 19h ! J’ai le teeemps, je suis laaarge ! Je vais largement gagner mon défi et mon pari avec Camille. Si la chance me sourit, je serai même à Ljubljana avant minuit – il ne reste que 450km je pense. Ça le ferait, non, de pouvoir boire une pinte de bière slovène dès cette nuit ?

J’en ai les yeux qui pétillent.

Je déboule dans le magasin de la station-service – d’humeur joyeuse, quasiment en sifflotant – histoire justement de prendre une bière. Je peux me le permettre, je peux déjà bien fêter toutes les avancées que j’ai accomplies aujourd’hui. Une bière c’est pas bien sérieux quand on est dans l’action – rien est encore gagné – je vais me prendre un café finalement.

La meuf à la caisse est aimable comme une porte de prison. « Draussen ! » elle me fait.

 

Elle pense que je veux vendre quelque chose avec ma pancarte. Elle veut pas que j’importune les gens.

Moi je veux juste souffler un peu, faire une pause. OK, je commence à comprendre la mentalité ici… Elle m’a regardé comme si j’étais nuisible. Du moins c’est ce que j’ai ressenti.

Peut-être qu’en réalité elle est frustrée, elle aimerait faire ce que je fais mais elle ose pas du coup elle s’énerve contre les gens de mon espèce et de ma trempe.

Servus Europa

Je peux réduire ma pancarte – retirer tous ces noms de villes que j’ai déjà traversées. Et je commence à faire le piquet devant.

Comme je le disais juste à l’instant, l’aire d’autoroute est grande, et j’ai des chances de trouver un lift assez rapidement – mais les voitures vont toutes en Hongrie, en Roumanie, voire en Bulgarie. À l’Est – pas vers le Sud.

Je me dis que c’est parce que Dan a traversé la frontière trop à l’Est pour moi, pour la direction que je veux prendre.

« Pourquoi tu n’essaies pas avec les camions ? » un gars me dit.

Il est 21h – arriver avant minuit à Ljubljana me paraît désormais clairement impossible – mais j’y comptais pas trop de toute façon. Par contre, ça fait deux heures que je suis sur cette aire d’autoroute en plus l’ambiance est pas trop funky et je vous avoue que je commence à le sentir mal.

le coin des camions

Je fais le tour du côté du parking de ces carcasses endormies – parce que j’ai rien à perdre.

J’apprends par l’un des conducteurs qui sort juste de sa cabine que les camions n’ont le droit de partir que demain – dimanche – à partir de 22h – sauf ceux qui disposent d’une chambre réfrigérante.

Je retourne brecouille à mon poste devant la station service.

Je fume la clope que Mélanie m’a filée. Mais je la savoure même pas. C’est pas qu’elle s’est toute rabougrie dans mes poches. C’est juste qu’elle m’écœure, j’arrive pas à la finir. Les voitures se font de moins en moins présentes, néanmoins elles sont jamais rares. Sauf que c’est toujours la même rengaine : « Romania, Hungary – no Slovenia. »

Qu’est-ce qui m’a pris de faire ça ? Dans quelle merde je me suis encore foutu ?

La nuit tombe. La pluie tombe. Le froid tombe. La pluie, le vent, le froid – je désespère.

À l’intérieur de la station je m’abrite – mais je ne dois pas lever ma pancarte – comme si c’était un signe ostentatoire de ma liberté de vaurien que je ne devais montrer sous aucun prétexte.

Il doit être 22h, 23h maintenant. Je me réchauffe un peu. Je m’achète des cookies et du lait – c’’est hors de prix mais je m’en tape – je bouffe de tout mon saoul. J’en propose à un couple Bulgare qui est bloqué ici car leur voiture est en panne. Ils semblent vouloir qu’on taille buvette mais au bout d’un moment je dois couper court à la conversation – faut que j’avance, moi, et je suis peut-être en train de laisser des opportunités.

Tu parles, Charles… Toujours personne.

En tout cas – si ça peut me rassurer – je remarque que quand tu penses être dans la merde il y en a qui le sont dix mille fois plus que toi – ce petit couple Bulgare qui désespère d’être sauvé.

ombre et pancarte

Et dehors les températures chutent, comme ces flocons de neige parfois qui tiennent pas.

Sacré Pépère

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Fanfare de klaxon.

Je me réveille en sursaut et le temps que j’émerge de ma sieste Dan me dit : « Désolé Ben, il y avait des enfants sur le pont qu’on vient de traverser. »

La voiture de Dan est en train de filer entre Francfort et Munich – il est 16h30 et je crois avoir dormi une bonne trentaine de minutes – et en plus de ça le soleil perce depuis quelque temps.

J’ai de la chance tout va bien.

Dan – sacré pépère.

Quand nos regards se sont croisés sur l’aire d’autoroute de Spy il était même pas midi. Dan était en train de gonfler ses pneus. Il a regardé ma pancarte et il a fait : « Je vais pas jusqu’au Luxembourg moi, mais je passe par Munich.

– C’est génial ! » Je me suis exclamé. « Ma destination c’est Ljubljana – les autres villes qui figurent sur la pancarte, c’est juste à titre indicatif. Plus je me rapproche de Ljubljana, mieux c’est ! »

Et c’est comme ça que j’ai embarqué dans la bagnole de Dan – une Volkswagen Passat blanche crade, il y a un vélo sur la plage arrière.

Dan me raconte : « Je l’ai eu à Mons, c’est pour ça que je suis là. Je le ramène chez moi – en Roumanie.

– Super !

– Ouais. J’ai une ferme là-bas. Je veux me lancer dans l’agriculture bio.

– C’est un chouette projet. Je connais pas la Roumanie. J’aimerais beaucoup y aller.

– Oui c’est un beau pays. » Dan me dit.

« Mon rêve, ce serait de suivre – en vélo – toute la rive du Danube, de sa source en Forêt Noire jusqu’à son Delta en Roumanie.

– Ah ouais ?

– Oui. Imagine tous les endroits que le Danube traverse, rassemble, sépare. J’ai déjà eu la chance de voir les sources du Danube. Je me suis baigné tout nu à Vienne, au niveau des Donauinseln, je suis allé à Bratislava, à Budapest. J’aimerais bien voir Belgrade, et Bucarest. En vélo – plus de trois mille kilomètres. Pour l’instant c’est un rêve, mais un jour je le ferai vraiment. »

La Passat filait vers Liège, Aachen, Köln, Frankfurt – et je ne voyais pas le temps passer.

Avec Dan on a discuté de plein de choses – de la ferme, de ses poulets, de ses autruches, de là d’où on vient, de nos voyages – par exemple, de ses séjours en Crète et de la meilleure saison pour y aller.

Dan – sacré pépère.

Dan vient de mettre la radio plus fort. Cette chanson. Puis celle-la. Je savoure chaque instant de cette virée en voiture.

Je reçois un SMS de Mélanie : « Tu t’en es sorti ? » Si tu savais ! Ça va au-delà de mes pronostics les plus optimistes. J’ai de la chance tout va bien – peut-être même que j’arriverai à destination dès ce soir.

On finit par s’arrêter – tant mieux parce que ma vessie est pleine. L’aire d’autoroute, c’est même pas une station service – rien d’autre qu’un parking avec juste quelques places – et pas un chat.

Je le regarde en haussant les sourcils. « Here we can make free pipi ! » Of course… Dan se soulage bien comme il faut – j’en profite aussi. Puis il me fait « Can you help me ?

– Yes, sure ! For what ? »

Il prend des trucs dans le coffre. Des bidons et une bouteille d’eau découpée de telle sorte à ce que ça ressemble à un entonnoir. Puis on verse de l’essence dans le réservoir. C’est de l’essence volée fournie par les conducteurs de camion, à moitié prix. En fait d’après ce que j’ai compris les conducteurs de camion disposent d’un forfait essence, payé par leur boîte. Mais pour quelques litres de plus ou de moins, les patrons sont pas regardants. Ça leur permet de revendre des litres et des litres d’essence et de s’arrondir leurs fins de mois.

La trappe à essence de la voiture de Dan

On remonte dans la voiture. Mes mains sentent un peu l’essence et j’ai du mal à déterminer si j’aime ou pas cette odeur.

On parle de plein de trucs – et c’est tant mieux parce qu’on est en train de faire sept cents kilomètres ensemble et c’est plus agréable de faire ça en se faisant la conversation.

Dan : « Tu sais, Dracula, il a vraiment existé.

– Ah bon ?

– Oui… Contrairement à ce que la légende raconte, c’était quelqu’un de très correct, pas du tout un vampire. »

Dan – sacré pépère.

On roule, on roule – et au bout d’un moment je m’aperçois qu’on s’est trompé de route. Enfin, non. En fait, on suit une autre route que celle que j’avais prévue, on a pris celle qui allait vers Linz – un peu plus au Nord, plus à l’Est – et ça m’arrange peut-être, car c’est l’autoroute. J’ai envie de suivre Dan jusqu’à Vienne – pour revoir la ville, pour m’y perdre cette nuit – qui sait ? – mais si je fais ça je vais m’éloigner encore plus de ma destination. Et je vais sans doute avoir du mal à me lever demain, et à sortir de ville. Car comme je le dis, le plus dur avec l’auto-stop, c’est de sortir de la ville et d’y rentrer.

Dan me dit qu’il y a des montagnes en Roumanie, et des monuments mégalithiques un peu comme à Stonehenge – et c’est pas un hasard, il y a un lien entre les deux – il DOIT y avoir un lien – obligé ! Et il me raconte d’étranges disparitions aux alentours… et toutes ces légendes et j’en ai des étoiles dans les yeux – un jour j’irai en Roumanie ! – Yallah – Un jour j’irai partout !

 

À suivre…

Un nouveau départ

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« Ça faisait longtemps, pas vrai ? »

Mélanie me dit.

« Ouais… » je réponds en regardant au loin, vers l’autoroute – et je repense à la dernière fois que j’ai levé le pouce – avril 2014 – un an tout pile – pour aller jusqu’à Lódz. À l’époque j’avais bourlingué jusqu’à Poznan et là-bas j’avais renoncé et j’avais pris un bus pour faire le reste de la route. À l’époque aussi je m’étais juré que ce serait la dernière fois – que je ressentais plus le besoin de faire du stop et que j’avais évolué, que je cherchais une vie plus stable.

Mais janvier 2015 le rêve m’a happé – LJUBLJANA écrit au feutre sur une pancarte – et me voilà maintenant teraz jest teraz début du printemps 2015 sur cette aire d’autoroute en Belgique – la plus proche de Lille, tout près de la frontière – c’est là que Mélanie me dépose – et l’expérience du bitume va enfin pouvoir de nouveau commencer.

la pancarte

Il est à peine 9h du mat’ – je récupère dans le coffre ma pancarte et mon sac de bidasse – comme elle dit. Mélanie me file la clope qu’elle vient de rouler en cadeau « Tu l’allumeras devant l’église rose en pensant à moi, d’accord ? » – elle m’embrasse ses yeux me souhaitent bonne chance et sa Peugeot 106 vert forêt – toute défoncée, rétro cassé – repart en klaxonnant joyeusement.

Et ça fait chaud au cœur – elle croit en moi.

Je suis content que Mélanie m’ait accompagné jusque là. Sauf hasard ce sera le dernier visage connu que je croiserai avant mon retour.

aire d’autoroute de Froyennes

aire d’autoroute de Froyennes

Je repense à ces derniers jours. Les préparatifs – la route à checker, la pancarte à élaborer. Et ce mélange d’excitation de hâte et d’angoisse. Pour le coup je dois avouer que l’excitation était en berne – c’était plutôt l’angoisse qui prédominait – et cette question : « Est-ce que je vais y arriver ? »

Je me suis persuadé que si j’allais là-bas, c’était pour y trouver quelque chose. Je vais transformer ce voyage presqu’en quête mystique.

Pourquoi pas ?

Car ce rêve de janvier, ce serait pas un signe ? Mais pour quoi ? Qu’est-ce que je cherche ?

Je suis lancé maintenant – livré à moi-même, je peux pas faire demi-tour. Je soupire. 1450Km jusqu’à Ljubljana. « Yalla ! » Camille dirait.

Camille… – avec elle j’ai fait le pari – stupide évidemment – d’arriver là-bas avant midi demain. Ça va être chaud mais pourquoi pas. Et je me souviens même pas de ce que je gagne si j’y arrive. Rien, probablement. Et Camille est pas là et Mélanie est partie et me voilà seul face à mon destin.

Quel rêve de merde…

Je me poste devant la station service. J’observe mon environnement. Je dois reprendre l’habitude – réapprendre à suivre les règles de l’auto-stop. Un an sans – je crois que je suis rouillé. Rester le dos bien droit, fier et vaillant. Faire signe à tous les gens que je croise et qui entrent et qui sortent.

J’ai de la chance tout va bien il fait assez beau. Enfin il pleut pas, il fait pas trop gris, pas trop froid.

Je rentre dans la boutique de la station-service. Je passe sous le portique pour pisser pour économiser 50cts. Il y a pas de petites économies.

Puis je me re-poste dehors. Un gars qui me voit lever le pouce vient vers moi et me dit :

« J’ai lu quelque part qu’un supporter du Racing Club de Lens a suivi deux cents matchs en stop. »

En rigolant je lance : « Eh ben il a intérêt à arriver à l’heure au stade ! »

Je me perds un peu dans mes pensées. Je fais le tour du parking des camions – nada. Mais c’est pas alarmant. C’est surtout la patience que je suis en train d’appréhender à nouveau. Le lâcher prise. Ça fait du bien et je reprends du poil de la bête.

Yalla !

Je reviens devant la station service et là – à 9h20 – un couple me propose un lift jusqu’à Namur – dans un minibus Mercedes.

J’ai de la chance tout va bien.

Et tout va encore mieux quand je fais la connaissance de Koen et Geertje. Dans le minibus ils m’expliquent avec un charmant accent flamand : « On vient de Gand. Ce week-end on a laissé les enfants chez leurs grands-parents à Courtrai, et on va retaper la maison qu’on a trouvée dans les Ardennes Belges. »

On parle de Gand, de Mons, de Bruges. Je suis aux anges – des échanges comme ça avec des gens que tu connais pas – le genre de trucs qui te redonnent foi en l’Humanité.

Et puis le jeune couple me raconte leurs randos, leurs trekkings en Slovénie. « On connaît bien ! On y est allé plusieurs fois. C’est pour ça – on a vu ta pancarte alors on s’est dit qu’on pouvait s’échanger quelques tuyaux.

– … Moi je connais pas du tout. Disons que j’y vais un peu à l’arrache. »

[Pas évident de dire « à l’arrache » en anglais…]

Et je leur dis pour la vision de la pancarte LJUBLJANA.

Sans sourciller ils me filent plein d’infos sur les endroits où aller – le lac Bled par exemple, ou Kranjska Gora – et vers 10h30 des idées de randos slovènes plein la tête ils me déposent sur l’aire de Spy – près de Namur – que je connais bien.

aire d’autoroute de Spy

aire d’autoroute de Spy

aire d’autoroute de Spy

De nouveau je me mets en mode « recherche de chauffeur ». L’aire d’autoroute est assez grande – je fais le tour des différents parkings en montrant ma pancarte. Le ciel s’est couvert et il pluvine un peu – mais rien de bien méchant – rien qui puisse niquer mon enthousiasme.

En revenant vers mon abri devant la station service j’ai de la chance tout va bien – je croise le regard de Dan.

 

à suivre…

Mon prochain voyage

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Début 2015 – à peine remis du nouvel an, un soir – ou une nuit, comme vous voulez… – avant de tomber dans les bras de Morphée j’erre et je pagaie pénard dans mon lit king-size. Je me dis que ça fait un bail que j’ai pas pris de vacances. Des vraies vacances, je veux dire, ce qui veut dire partir loin – si possible à l’étranger – quitter la routine du quotidien et vagabonder dans les ailleurs aux sonorités différentes.

Bon, d’accord… C’est pas que je commence à tourner en rond, hein, mais… Où aller ? En plus les nuits sont longues, il fait froid – moi j’ai besoin de SOLEIL ! – Histoire de me rafraîchir les idées… Et si je partais, disons en février, disons dans le sud de l’Espagne ? L’Andalousie !

Arf, j’imagine déjà Cordou, Grenade, l’Alhambra – et les doux rayons du soleil qui tapent sur ma peau… – car j’imagine que le soleil pointe le bout de son nez, là-bas, hiver ou pas, contrairement à ce qui s’est passé dans ce putain de désert où je me suis retrouvé, gelé de la tête aux pieds, avec les vêtements d’été que j’avais emportés parce que j’avais cru bien faire.

Et je m’endors, enthousiaste à mort.

Le jour d’après le réveil sonne, j’ouvre les yeux – et alors que mes paupières sont à demi-ouvertes – ou encore à demi-closes, comme vous voulez – une vision m’apparaît. Une vision – un peu comme celle que j’ai eue avec mon ukulélé. Une vision – juste un nom, en neuf lettres majuscules : LJUBLJANA.

Ljubljana, une vision… – il en faut pas beaucoup plus pour me dire que c’est là que le destin veut que je vienne passer mes prochaines vacances.

Ljubljana – la « Petite Venise » : pourquoi ce nom, cette ville m’apparaissent et résonnent en moi de bon matin ? C’est vrai qu’il y a quelques mois, j’ai accueilli chez moi deux nanas, des Slovènes, pendant deux nuits – bien sympa au demeurant – elles m’ont parlé de Ljubljana, bien sûr, elles m’ont parlé de ses charmes et de la nature environnante – mais à part ça, j’ai strictement AUCUNE IDÉE de la raison pour laquelle cette ville m’apparaît en flash ce matin là.

C’est écrit, c’est tout.

Le soir même au café je bois un verre pénard avec Camille. Les voyages, ça nous connaît, avec nos 4000 Km parcourus en stop ! Je lui expose tout de go mon idée de partir pour la Slovénie et de visiter sans savoir trop pourquoi Ljubljana. « Ah c’est super », elle me fait, « tu pourras prendre un vol direct et passer un gros week-end là-bas ! »

Ouais, ouais, c’est super, mais moi, un gros week-end ça suffit pas, j’ai besoin de partir une semaine minimum. Je sais que la ville en elle-même, elle est pas trop grande et deux trois jours suffisent pour y faire le tour et bien l’explorer.

Et là tout s’enchaîne dans ma tête – comme si c’était écrit : les lettres du mot Ljubljana qui sont apparues devant mes yeux matinaux, le fait d’être assis avec Camille, avec qui j’ai partagé tant de lifts…

Ljubljana, c’est en AUTO-STOP que je vais y aller.

L’année dernière, j’étais pourtant parti en stop à Łódź en me disant sincèrement que ce serait ma dernière fois, que je m’étais prouvé ce que j’avais à me prouver, que j’avais désormais tourné la page et qu’il était temps que je passe à autre chose.

Mais à chaque fois que je suis en voiture sur l’autoroute, quand ma tête est collée au carreau embué et que je contemple les paysages qui défilent, ou dès que je passe à côté d’une aire d’autoroute, je peux pas m’empêcher de me souvenir de tout ça, de la route, et je ressens comme un appel.

C’est pas fini.

Alors que je discute avec Camille, cet enchaînement se fait très vite dans mon esprit – bien plus vite que le temps qu’il vous a fallu pour lire les trois derniers paragraphes – ça fuse dans tous les sens, mais l’idée de l’auto-stop est lancée comme une évidence, comme si c’était prévu depuis le début.

Le pire, c’est qu’à l’instant où j’en parle à Camille, je sais même pas la distance qui me sépare de Ljubljana, ni quel chemin prendre pour y arriver.

La réponse à cette question, je l’ai quand je rentre chez moi et que je squatte fiévreusement Google Maps. 1400 Km, même pas. Du gâteau après Łódź. En plus, aucune ville m’intéresse sur le trajet. Une fois que je serai lancé sur l’autoroute, j’irai gaiement de station-service en station-service, et ce sera relativement facile d’accoster les véhicules pour demander à leur conducteur/conductrice s’il/si elle accepte un lift. Car, comme tout auto-stoppeur le sait – ou le découvre, les deux trucs les plus difficiles en stop, c’est 1) sortir d’une ville, et 2) rentrer dans une ville.

Bref, je pense qu’il faudra compter deux jours pour y aller.

Pour des tas de raisons, je dois décaler mes congés. Moi qui pensais prendre une semaine en février pour aller profiter d’un temps clément en Europe du Sud, j’ai finalement la possibilité de partir la première semaine d’avril – et ça m’arrange doublement : les jours rallongent de plus en plus, et il fera de moins en moins froid. Traduire: lever le pouce sera plus facile, et je serai visible plus longtemps.

Les jours passent, et j’imagine la pancarte que je vais fabriquer pour le trajet. Est-ce que je vais faire la liste de tous les endroits par lesquels je vais passer pour atteindre Ljubljana – comme j’avais fait pour Łódź – ou est-ce que je vais seulement afficher SLOVENIJA – LJUBLJANA et ensuite, advienne que pourra et vogue, vogue la galère ?

Il y a quelques jours je discute avec un collègue – je lui raconte mes plans pour Ljubljana – car forcément, plus les jours passent, et plus je suis fébrile à l’approche du départ. Je m’aperçois alors que même si j’y arrive en stop, je passerai là-bas beaucoup plus de temps que les deux trois jours qui seraient selon moi nécessaires pour visiter la ville. Ok, je peux bien sûr explorer Ljubljana en profondeur, aller dans les faubourgs, dans la campagne ou dans la forêt slovènes – et en profiter un peu aussi pour me reposer. Mais je peux aussi – pourquoi pas soyons fous ! – pousser le stop plus loin… 600 Km plus au sud – Jusqu’à SARAJEVO !

J’ai toujours rêvé de poser le pied à Sarajevo. Me demandez pas pourquoi… Simplement, pour moi il y a deux villes en Europe qui symbolisent le XXème ciel : Berlin et Sarajevo. Ces deux villes ont connu la folie et l’horreur des hommes, tous les courants, tous les tourments. Elles ont été bousculées, tiraillées, défigurées, mais aussi unies… l’Europe…

Berlin, j’y suis déjà allé quelques fois.

Alors ce sera Sarajevo.

En passant par Ljubljana.

En auto-stop.

On verra bien.

Berlin Berlin – Partie 1

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Berlin, Berlin

J’ai été amoureux de toi,

j’en été amoureux en toi –

Berlin Berlin

plusieurs fois…

Et désormais je suis perdu.

Berlin Berlin tu m’as ouvert les yeux cette fois là, et j’ai compris à 13 ans le corps et l’âme – bouleversés – que je ratais l’essentiel, je me défilais face à la vie qui défilait devant moi, qui s’étalait, et j’étais trop con pour la croquer, cette putain.

Berlin Berlin où tout courait, vrombissait, tournoyait, craquait, s’élevait, se bousculait aux sons méta-jazziques des cadors d’antan.

Berlin Berlin, qu’es-tu devenue ?

Que suis-je devenu ?

Pourquoi ton charme n’agit plus ?

Berlin Berlin…

On déboule Camille et moi à Berlin Berlin dans une nuit sans étoiles de mi-septembre. C’est un déménageur Breton – je te jure ! – Michel, qui nous prend en lift à l’entrée du Ring et pour les 20 derniers kilomètres, dans un camion Hertz qu’il a loué.

Berlin Berlin première escale de notre périple en auto-stop jusqu’en Pologne. Je te raconte pas l’état dans lequel on est : ça fait 36h qu’on a pas dormi – ou si peu – 2h dans un abri-bus entre 3 et 5h du mat’ la veille à Dortmund, puis une heure au bord d’un champ entre Dortmund et Unna entre 9 et 10h.

En tout donc, même pas 1000km, 15 chauffeurs et 36h de route dont 12h à tournoyer à la sortie de Dortmund pour finir par revenir au même spot – et des rencontres et situations bien zarbos – notamment Roman, l’Ukrainien qui transporte des trucs un peu chelous entre l’Italie et son pays, des Turcs qui nous prennent sur quelques kilomètres à 5h du mat’ à la fin de leur soirée et qui trouvent rien de mieux à faire que de nous filer des baklavas pour nous donner du courage, et un gars totalement ravagé qui a pas hésité à faire demi-tour au milieu d’une route nationale – heureusement à ce moment là peu fréquentée – pour nous prendre alors qu’on était coincés à un spot pourri où on pensait qu’aucune voiture ne pourrait s’arrêter. Le mec en question, musique techno à fond de balle, nous dit que Unna, sa ville, « c’est pas dangereux, parce qu’il y a pas beaucoup d’étrangers », envisage de nous déposer sur l’autoroute, puis finit par nous dropper dans un coin louche de la zone industrielle de Unna qui se trouve – par chance – se situer juste derrière une aire d’autoroute.

Dans son camion Hertz, Michel nous raconte qu’il déménage, il retourne en France parce qu’il vivait à Berlin Berlin avec sa copine, mais depuis qu’elle l’a quitté, il a plus rien à foutre ici.

C’est sur ces paroles que, même si je suis submergé par le sommeil, je fronce les sourcils : dans mon souverêve, Berlin, il y avait tellement de trucs à faire, à découvrir, que tu étais obligé d’y rester, même seul et abandonné de tous.

Il est minuit quand Michel nous dépose à Moabit, juste en face de là où habite Jens, le gars qui nous héberge Camille et moi pour les deux nuits qu’on reste sur place, avant de reprendre la route et de s’attaquer à la Pologne.

On lui fait signe, mais le camion Hertz est déjà loin sur la Turmstraße – demain, Michel doit être en forme pour entasser ses dernières affaires dans le camion Hertz et conclure ainsi sa trépidante et délicate vie Berlinoise.

On perd pas le nord et on sonne chez Jens. Il est là, il nous attend : « Montez ! » il nous dit à l’interphone dans un français assez maîtrisé. En arrivant chez lui, on lui offre le reste des baklavas plus très frais, on se fait une vieille soupe en sachet qui traînait au fond de nos sacs et on discute un peu. Après ses exams, Jens part à Tel Aviv : « C’est là que la fête a lieu !

– Quoi ? » je fais, « et Berlin alors ?

– Quatsch… » (1)

Berlin, la place numéro un de la fête, remplacée par une ville israélienne sans prétention ? OK, autre signe que pas mal de choses ont changé depuis 12 ans…

Il est tard, Jens est déjà en pyjama et il semble aussi crevé que nous, alors Camille et moi on se décrasse un peu – on pue quand même l’essence, le macadam et l’air pas très vivifiant des autoroutes – et on va se coucher.

Berlin Berlin

Ma première nuit Berlinoise depuis 12 ans.

Ma première nuit Berlinoise est courte – je me réveille à 4h – le bruit désagréable des bagnoles et du chemin qu’on a parcouru jusque là comme un Ohrwurm (2) dans les oreilles.

Ma nuit Berlinoise est courte et j’observe la ville depuis la fenêtre de la chambre. Berlin Berlin à l’aube d’un nouveau jour.

Je contemple l’appartement – son agencement me rappelle quelque chose. Mais quoi ?

Je pousse un soupir et je me rendors tant bien que mal.

À 9h, j’entends Jens qui se réveille et se dirige vers la cuisine. Je sors des draps et je viens à sa rencontre. Il se fait un petit déj’ et en prépare un pour ses colocs. On discute un peu des choses qu’il y a à faire dans le coin, des trucs à visiter que j’aurais pas déjà vus ou faits il y a 12 ans.

Son iPod branché sur les enceintes passe une musique. Mais j’ai pas le temps de dégainer mon carnet et un stylo pour me souvenir de hein quoi qu’est-ce ? – qu’il a déjà repris son iBidule et s’apprête à partir à la fac pour réviser ses exams. « Peut-être que ce soir, on ira nager dans un lac si ça vous dit ?

– Peut-être, j’en parlerai à Camille et on te tiendra au courant par téléphone.

– Ça marche. Bonne journée. Profitez bien. »

Je me douche, je profite encore de la cafetière Senseo de Jens puis je retourne dans la chambre.

Berlin Berlin– un nouveau jour et Camille qui dort à poings fermés, je sens qu’elle est partie pour nous faire une grasse mat’. J’essaie tant bien que mal de la secouer. Au bout de cinq minutes d’une bataille d’oreillers farouche avec son corps inerte, elle commence enfin a lever les paupières.

« Alleeeeez Camille, Yalla!, on a d’autres chats à fouetter. Et à Berlin, de jour comme de nuit, les chats sont multicolores.

Enfin, je crois…

Enfin, il y a 12 ans, il étaient multicolores… »

À suivre…

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1) Ici, pourrait se traduire par « Sornette! » ou « N’importe quoi! »

2) littéralement, « ver d’oreille », quand on a une musique qui reste en tête

Hannover Garbsen – Partie 2

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Toujours 3h du mat’, toujours bloqué dans la nuit encre de Chine sur cette putain d’aire d’autoroute Hannover-Garbsen, et avant de me faire interrompre par Monsieur H. et son texte – qui est, de vous à moi, le fruit d’un travail d’orfèvre – j’étais en train de vous raconter comment j’en étais arrivé là.

Donc, il y a tout d’abord Louis et mon « covoiturage spontané », concept que j’ai inventé pour dire que j’ai foiré l’autostop en beauté en acceptant lâchement de me faire véhiculer moyennant finances. Je sais que Camille aurait pas du tout approuvé ça – pour elle le stop c’est « Si tu me fais payer, je monte pas avec toi. » Heureusement, béni soit Kerouac, qui, quand il a sillonné les routes américaines en large et en travers, a dû, parfois, filer quelques dollars pour faire quelques miles.

Louis me dépose sur l’aire de Lipperland Süd sur les coups de 23h. De là il va à Minden, puis il retourne à Essen. Et demain, et les jours suivants, il fera pareil, ce saint impitoyable.

Adios l’ami ! – je lui fais signe quand il démarre – mais il s’en fout. Les bandes blanches et la vitesse l’attendent.

Pause pipi de nouveau – ce serait dommage de me faire dessus sur la route en salissant le cuir d’un siège passager. Pause bouffe – bananes et petits-beurre, et pause café également – jusqu’à Łódź, ça peut être long.

Si je fais le calcul rapidos, je dirais que j’ai déjà encaissé un tiers des 1600 Km qui me séparent de ma destination. Hanovre est à 100 Km, Berlin à 400 Km. Et ensuite Poznań et la Pologne, enfin…

Pancarte

Pancarte

Je stationne devant la station-service Aral. Je réarrange ma pancarte, la réduis de moitié en retirant tous les endroits que j’ai déjà franchi.

 Pas le temps de finir ma clope, un camion rouge s’arrête devant moi. Le chauffeur descend et s’approche : « I can drive you to Hannover.

– Let’s do that ! »

Avec des signes il m’explique que je dois abandonner ma « pancarte de rechange », un carton sur lequel j’ai rien écrit, histoire d’avoir quelque chose sous la main au cas où j’aurais dévié de ma route. Je suis d’abord réticent, puis je me dis que si je dévie, je ferai avec les moyens du bord. Alors il m’aide à mettre mes sacs dans la cabine et on embarque.

Wow un camion – ça faisait un bail

Mon chauffeur, Carshie (?) me propose du Red Bull et du café – sa glacière est à portée de main et la machine à espresso sur le tableau de bord. Il laisse son paquet de clopes à proximité et me fait comprendre que je peux me servir comme je veux. Un ange ! – un ange qui écoute de la musique pop Bulgare – quand je lui pose des questions il baisse le son pour me répondre.

« Ça fait combien de temps que tu es chauffeur routier ?

– 25 ans.

– Qu’est-ce que ton camion transporte ?

– En général, du courrier et des colis. Je bosse pour Fedex. Mais pour l’instant, rien du tout. Je dois récupérer une cargaison à Berlin et la déposer à l’aéroport d’Hanovre, d’où je viens de partir.

– Tu as de la famille, des enfants ?…

– Ouais, j’ai deux filles. L’aînée a 22 ans. Elle fait des études de droit en Bulgarie. La plus jeune a 17 ans, elle est au lycée à Cologne. »

Dans le camion on domine la route en fonçant dans la nuit. C’est très calme, j’ai pas l’impression qu’on dépasse les 100 Km/h. Mais je suis en forme, enthousiaste et bien confortable sur mon siège. Dans la direction opposée, on aperçoit trois accidents – et les embouteillages qui les accompagnent.

Carshie a les muscles saillants, sa peau est parsemée de tatouages. Je l’observe du coin de l’œil – sa route est encore longue mais il sourit. Après ma série de questions il remet la musique à fond. Première fois de ma vie que j’écoute ces airs traditionnels remixés à la sauce électro – de la Tchalga – et figurez vous que je trouve ça génial…

Vers 1h du mat’ Carshie me dépose sur l’aire d’Hannover-Garbsen. Il a l’air vraiment désolé quand il me dit qu’il peut pas m’amener plus loin. Un grand signe, et c’est un autre ange de la route qui s’obscurcit en s’éloignant.

Voilà, je vous ai raconté comment j’en suis arrivé là. Maintenant ça fait deux heures que je poirote comme un con ici. Il fait un peu froid, adossé aux vitres de la station-service, j’enfile mon sweat-shirt. Le mec de la station-service me fixe des yeux – il s’est d’abord méfié de moi, maintenant il me regarde d’un air attendrissant.

Vue de la station-service

Vue de la station-service

Au niveau des pompes, je roule ma bosse et ma clope – oui, on fait avec l’humour qu’on a – seul à 3h du mat’ sur une aire d’autoroute paumée dans un pays qui n’est pas le sien.

L’aire d’autoroute est immense, pourtant aucune voiture s’arrête pour mettre de l’essence – aucune voiture sauf des « microbus » – des espèces de fourgonnettes sans fenêtres qui traversent l’Allemagne et la Pologne, remplies de passagers entassés dedans. Je les vois sortir des véhicules, hagards, fumer des clopes et se dégourdir les jambes pendant que les chauffeurs font le plein. À chaque fois, leur regard se pose sur moi, rempli de regrets – ils pourront pas me véhiculer.

Tant pis… Mon attention – enfin… toute l’attention que je suis capable d’avoir à cette heure avancée de la nuit – s’est reportée ailleurs. Vers une voiture solitaire qui traîne en plein milieu du parking devant le restoroute. Une voiture immatriculée en Pologne – et dedans, qui dort : mon sauveur.

mon sauveur?

mon sauveur?

J’attends qu’une chose, c’est qu’il se réveille. Quand ce sera le cas, il me verra, et là, c’est obligé, il va me prendre et m’emmener direct jusqu’à Łódź. Je le sais, c’est comme ça que ça va se passer.

En attendant, je fais des rondes dans le coin des camions, où je vois les chauffeurs se garer comme ils peuvent, sortir quelques instants pour vérifier leur cargaison, puis rentrer et tirer les rideaux de leur cabine – avant de se reposer quelques heures pour reprendre la route de nouveau.

Ronde de nuit

Ronde de nuit

Je commence à broyer du noir – sévère. Je me sens comme au milieu de nulle part, comme cette fois à Dolna Grupa. Sauf que cette fois pas de Camille, pas de Candy Sweet, pas de Lola, pas de Marlène non plus – je suis seul – désespérément seul. Et traîner là au milieu de ses mastodontes d’acier, ça commence à me faire flipper grave.

Je regarde leur plaque d’immatriculation, à mes camions, et j’essaie de deviner d’où ils viennent et quelles routes les a menés jusqu’ici. Mais ce jeu dure pas bien longtemps – j’angoisse et je commence à avoir sommeil.

Énième pause clope à la station-service à côté des microbus compatissants qui défilent à la chaîne, puis j’entame une énième ronde dans le coin des camions. Mon sauveur là-bas seul dans sa caisse est toujours pas réveillé.

Tout à coup, alors que je suis au bout de la troisième rangée de camions, près de la sortie de l’aire d’autoroute, un vrombissement. Soudain, rapide et violent. Et je vois sa voiture filer à toute berzingue. Putain, mon sauveur vient de se casser !

Le chien !

Je misais tout sur lui.

Qu’est-ce que je vais foutre maintenant bordel ?

Je maugrée toute ma misère en traînant des pieds jusqu’à la station-service, où je m’écoule sur le béton, froid et qui pue l’essence. Faut que j’en fasse mon refuge – parce que si ça se trouve, je partirais pas d’ici avant l’aube.

Mais une bagnole déboule. Une vieille merco-benz blanche – début des années 80 je dirais. Immatriculée 75. Paris ! Un Français ! Alors que je me remets debout, son conducteur se pointe vers moi. Et il me dit un truc – un charabia incompréhensible – du polonais ? « Nie mówię po polsku… » je fais. Alors, dans un français sans faille, il me dit : « Je m’appelle Michał. Je vais jusqu’à Poznań. Si ça te dit, je te dépose par là… »

Bien sûr que ça me dit !

Hop, je grimpe et je fous tout mon barda à l’arrière.

Les sauveurs sont jamais ceux qu’on croit et Michał l’ange met les gaz trace la route direction la Pologne.

Hannover Garbsen – Partie 1

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Mais quand je déclare que je ne sais pas si nous arriverons un jour là-bas (…), un petit môme (…) me lance :

– Vous en faîtes pas, vous arriverez.

Je lui demande comment il le sait. « Non seulement vous arriverez mais encore vous repartirez et vous irez ailleurs. Ah ah ah ! »

– Jack Kerouac – Les anges vagabonds.

3h du matin, enveloppé dans la nuit noire de Chine – sans Lune et sans étoiles – sur l’aire d’autoroute d’Hannover-Garbsen, à quelques kilomètres d’Hanovre, sur l’autoroute A2, qui mène tout droit à Berlin, à 300 Km de là.

Hannover-Garbsen – on est déjà passés par là, avec Camille, lors de nos premières péripéties jusqu’en Pologne, mais on y est pas restés longtemps – juste le temps de se faire déposer, souffler un peu et se faire conduire ailleurs.

Banane

Mes sacs à terre, adossé contre le mur de la station-service, je mange une banane et des petits beurre et je pense aux innombrables fois où j’ai fait du stop jusque là. Je pense à Camille, à notre traversée du désert et à toutes les autres fois où on s’est dit « On y arrivera jamais ». Je pense à toutes les fois où on a fini par y arriver, je pense à toutes celles où on a raté le coche. Si je suis là maintenant, dans la nuit, c’est entre autres pour me prouver que je peux y arriver.

J’ai commencé à lever le pouce vers 16h, sur l’aire d’autoroute d’Assevillers Est, du côté de Péronne, sur l’autoroute du Nord – juste avant qu’elle se sépare entre Lille et Valenciennes. Déposé là par un couple d’amis après la pendaison de crémaillère de Sophie et de Jules.

« Lever le pouce »… en fait j’ai même pas eu le temps de le faire. Dès mon arrivée, je me suis précipité aux chiottes me soulager la vessie – acte essentiel avant chaque Grand Voyage. Et là, alors que je me lave les mains, un gars jette un coup d’œil sur ma pancarte.

« Tu passes par Hanovre ?

– Ouais, c’est sur ma route.

– Je peux te déposer vers Minden. Ça sera 30 EUR. »

Louis – c’est son nom – me montre déjà où se situe Minden sur son smartphone mais je vois très bien où c’est. C’est dans ma direction, c’est pas ça le problème. Le problème c’est que j’ai une pancarte, que je suis parti pour faire du stop, c’est à dire me faire déposer d’un endroit à un autre sans bourse délier. Ça contrecarre l’essence même du projet.

« Mais rien n’est gratuit ici, tu sais… » il me dit.

Bon, je pourrais attendre qu’un conducteur accepte de me prendre dans sa caisse – je suis persuadé que je trouverais bien des gens qui pourraient m’emmener plus loin même – mais j’accepte, un peu lâchement. Tant pis, je me dis, j’en ai rien à carrer, c’est pas du stop, c’est du « covoiturage spontané ». Et puis Minden, c’est au delà de l’imbroglio autoroutier de la Rhur, où il y a tant d’autoroutes qui se concentrent, qui s’enchevêtrent, où j’ai eu terriblement de mal à avancer la dernière fois que j’ai fait le voyage. Partir avec lui, ça va m’éviter toute cette merde.

Je monte dans la voiture – un monospace de sept places. À l’avant Louis et Justin, qui conduisent à tour de rôle. À l’arrière, tandis qu’au deuxième rang somnolent une dame et son gosse, au premier rang avec toutes mes affaires je suis entassé entre deux dames d’un certain âge. Plus tard, j’apprends qu’elles font partie de la famille de Louis. Mais ça les dispense pas de payer le trajet aussi. Rien n’est gratuit ici…

La voiture quitte l’aire d’autoroute, et c’est parti.

Le compteur toujours bloqué à 150, on passe la frontière belge en fin d’après-midi, puis la frontière allemande vers 20h30. Cette route, à force de l’avoir prise dans tous les sens, elle me devient familière. J’aime pas trop l’ambiance dans la caisse. La phrase de Louis « rien n’est gratuit ici » me reste dans la gorge, et puis il parle fort et puis il met la musique à fond. Je discute avec l’une des deux dames à mes côtés. Elle vient du Bénin, alors on parle de Cotonou et du marché de Dantokpa. J’imagine qu’en dix ans, pas mal de trucs ont changé. Pas sûr que je m’y retrouverais si je revenais là-bas.

Le gosse – Jan – s’est réveillé. Il pleure parfois mais le plus souvent il reste sage et attentif. Il gazouille – c’est la vie que je sens en lui, c’est la vie que je finis par ressentir dans cette carcasse de métal – je retrouve mon optimisme.

Justin arpente la Rhur dans tous les sens pour déposer, un à un, les passagers. La dame de Cotonou à Mönchengladbach, l’autre dame, Jan et sa mère à Essen. Sa route à lui se termine là aussi.

Je me retrouve seul dans la voiture avec Louis, qui prend le volant pour la dernière partie du trajet. Je reste toujours méfiant. Je viens de lui filer ses trente boules, j’ai pas envie qu’il me largue comme un malpropre au bord de la route.

« Tu sais à quelle aire d’autoroute tu vas me déposer ? » – je lui pose plusieurs fois la question.

Il finit par s’énerver gentiment : « Non. Mais t’inquiète pas ! Il y en a plein, des aires d’autoroute ici. »

Et il rajoute. « C’est un contrat… Tu m’as donné l’argent. Maintenant je dois remplir ma part du deal, tu comprends ? »

Ouais – je comprends.

Je devrais pas être autant stressé… C’est juste que l’autostop a pas encore fait son œuvre en moi. Au bout de quelques temps, quand tu fais du stop, la route est ton élément, glisser sur le macadam ta seule joie, t’en as plus rien à foutre de savoir où tu vas être déposé, où tu vas et où tu vas dormir ce soir. Mais ça, ça vient pas tout de suite et au début – pendant quelques temps en tout cas, tu angoisses et tu désespères pas mal – avant d’être enfin dans le bain.

Bon, Louis a raison – je dois me détendre. Je respire profondément et je regarde le chapelet de bois autour du rétro intérieur. Je regarde Louis qui parle fort et qui met sa musique à fond – je sais qu’il fait la route Paris-Hanovre plusieurs fois par semaine, par tous temps. J’imagine qu’il en bave, qu’il a dû en voir, des choses pas nettes dans sa vie. Je le vois d’un autre œil, en fin de compte. Je le vois danser la samba, le mambo et la salsa sur son siège, se trémousser, se tortiller, claquer des mains, les yeux rivés sur la route – mélodies latines et africaines à 150 à l’heure au creux de la nuit germanique.

Alors, intérieurement, je remercie ce saint de la route d’avoir posé son regard sur ma pancarte et de m’avoir emmené jusque là.

Et je me trémousse et je claque des mains à mon tour.

Frénésie du départ

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« Durant la semaine qui précéda le départ pour Arrakis, alors que la frénésie des ultimes préparatifs avait atteint un degré presqu’insupportable, une vieille femme vint rendre visite à la mère du garçon, Paul. »

Dune, Frank HERBERT

 

Hier soir tard écroulé en étoile sur le lit prêt à rejoindre les bras de Morphée à défaut des tiens mon portable vibre. Lola du fin fond de sa banlieue lyonnaise un SMS aux chauds accents d’Amérique latine – j’espère que tu vas bien elle me dit, et je sais que tu vas partir bientôt en voyage (…) et la route est la voie de la vie.

Si tu savais Lola si tu savais…

J’en suis quasiment frénétique je te jure j’ai que ça à la bouche et dans mes yeux lumineux – comme des phares de camions. Morphée veut pas me tendre les bras à la place elle me dit clair et net d’aller me faire foutre. Parce que même Morphée je la saoule avec ça. Parce que ça revient sans cesse. Une valse. Frénétique. Une obsession.

 

Depuis le temps que j’en parle depuis le temps que j’en rêve – sur les ponts au dessus du périph’  ou en voiture la tête penchée à la fenêtre – les bandes blanches qui défilent elles s’espacent elle s’étirent elles m’appellent. Persistance rétinienne c’est ces mêmes bandes blanches qui défilent dans mes rêves – des rêves éveillés parce que Morphée refuse cette nuit encore de m’accueillir – rêves de goudron et de gaz d’échappement.

Rêve réveillé aussi quand je passe en métro au dessus de l’endroit où mon périple va commencer. Dans quatre semaines maintenant. Je me vois à ce spot au petit matin le pouce levé le sourire aux lèvres avec mes godasses mes guenilles mes guêtres mes sacs et mes pancartes. Qu’est-ce que je vais écrire dessus ?

 

BELGIQUE

COLOGNE

BERLIN

ŁÓDŹ

Ou un truc comme ça on verra bien. Ce qui est sûr c’est que cette fois ci c’est à Łódź que je vais – à 1300 Km d’ici. Une invitation et un sourire breton une fois sur place ça se refuse pas – et puis je connais pas encore Łódź c’est l’occasion de découvrir.

Cette fois ci je me la joue cavalier seul et j’irai d’une traite – avaler d’un coup toutes ces bornes sans filet de sécurité je compte bien rester éveillé pendant 48h tenir à coup de café café café café –

au pire dormir sur mes cartons sur le seuil d’une station-service.

 

Si tu savais Lola comme je suis pressé… Dans quatre semaines ! Même du fin fond de ta banlieue lyonnaise tu dois sentir ça tu dois la sentir cette frénésie je le sais. Si tu savais aussi Lola comme j’ai peur comme j’ai les boules. Peur de jamais y arriver – peur surtout de baisser les bras. Tout se joue là Lola je veux savoir si j’en suis capable j’en ai besoin.

 

Et au delà de la route il y a quoi ? La route je commence à la connaître maintenant elle est familière – et je sais que même si c’est les mêmes mauvaises herbes sur le bas-côté les mêmes gaz d’échappement les mêmes bandes blanches qui défilent la route Lola elle est à chaque fois différente. Et si je la refais dans quatre semaines cette route polonaise c’est pour retrouver les sensations que j’ai eues à l’époque – et quelques bouts de moi aussi. Comme si la première fois comme le Petit Poucet j’avais semé des miettes de pain tout au long de l’E42, de l’A4, de l’A2 aussi, et de l’A10 également, mais encore de l’A12 et enfin de l’E30.

 

et de toutes les autres routes et que je devais les récupérer.

Ou plutôt Lola je me vois partir en repérage oui c’est ça un repérage des lieux de tournage d’un GRAND BORDEL – la vie. La vie on est en plein dedans et on y va plein gaz.

 

Si tu savais Lola comme il me tarde de les récupérer ces miettes de vie ces souvenirs en lambeaux comme il me tarde de grimper dans des voitures allez hop pied au plancher recule pas tout droit toujours tout droit – et t’arrêtes surtout pas ZAG ZAG – comme il me tarde de les toucher ses bandes blanches qui défilent comme il me tarde de PUER la sueur les gaz d’échappement le goudron la nuit solitaire le carton mouillé – comme un vieux chat de gouttière on se la refait pas hein Lola ? – un vieux chat de gouttière…

 

Comme il me tarde.