Je débarque à l’aire d’autoroute « Servus Europa » vers 19h. Dan me dépose puis il reprend sa route, direction Vienne, destination Constanța. C’était chouette ce lift avec lui –
Dan, sacré pépère. Je me demande si je le reverrai un jour – d’autant plus qu’on s’est pas échangé nos numéros de téléphone, nos adresses ou quoique ce soit.
L’aire d’autoroute est gigantesque. Ça se voit qu’on est à la frontière – une zone de passage, de transit importante – mais aussi une zone où les véhicules sont plus amenés à s’arrêter pour faire une pause – histoire de marquer le coup en franchissant les limites d’un territoire vers un autre pays.
J’ai de la chance tout va bien – ce sera sans doute facile pour me trouver un autre lift – peut-être même direct jusqu’à Ljubljana.
Et il n’est que 19h ! J’ai le teeemps, je suis laaarge ! Je vais largement gagner mon défi et mon pari avec Camille. Si la chance me sourit, je serai même à Ljubljana avant minuit – il ne reste que 450km je pense. Ça le ferait, non, de pouvoir boire une pinte de bière slovène dès cette nuit ?
J’en ai les yeux qui pétillent.
Je déboule dans le magasin de la station-service – d’humeur joyeuse, quasiment en sifflotant – histoire justement de prendre une bière. Je peux me le permettre, je peux déjà bien fêter toutes les avancées que j’ai accomplies aujourd’hui. Une bière c’est pas bien sérieux quand on est dans l’action – rien est encore gagné – je vais me prendre un café finalement.
La meuf à la caisse est aimable comme une porte de prison. « Draussen ! » elle me fait.
Elle pense que je veux vendre quelque chose avec ma pancarte. Elle veut pas que j’importune les gens.
Moi je veux juste souffler un peu, faire une pause. OK, je commence à comprendre la mentalité ici… Elle m’a regardé comme si j’étais nuisible. Du moins c’est ce que j’ai ressenti.
Peut-être qu’en réalité elle est frustrée, elle aimerait faire ce que je fais mais elle ose pas du coup elle s’énerve contre les gens de mon espèce et de ma trempe.
Je peux réduire ma pancarte – retirer tous ces noms de villes que j’ai déjà traversées. Et je commence à faire le piquet devant.
Comme je le disais juste à l’instant, l’aire d’autoroute est grande, et j’ai des chances de trouver un lift assez rapidement – mais les voitures vont toutes en Hongrie, en Roumanie, voire en Bulgarie. À l’Est – pas vers le Sud.
Je me dis que c’est parce que Dan a traversé la frontière trop à l’Est pour moi, pour la direction que je veux prendre.
« Pourquoi tu n’essaies pas avec les camions ? » un gars me dit.
Il est 21h – arriver avant minuit à Ljubljana me paraît désormais clairement impossible – mais j’y comptais pas trop de toute façon. Par contre, ça fait deux heures que je suis sur cette aire d’autoroute en plus l’ambiance est pas trop funky et je vous avoue que je commence à le sentir mal.
Je fais le tour du côté du parking de ces carcasses endormies – parce que j’ai rien à perdre.
J’apprends par l’un des conducteurs qui sort juste de sa cabine que les camions n’ont le droit de partir que demain – dimanche – à partir de 22h – sauf ceux qui disposent d’une chambre réfrigérante.
Je retourne brecouille à mon poste devant la station service.
Je fume la clope que Mélanie m’a filée. Mais je la savoure même pas. C’est pas qu’elle s’est toute rabougrie dans mes poches. C’est juste qu’elle m’écœure, j’arrive pas à la finir. Les voitures se font de moins en moins présentes, néanmoins elles sont jamais rares. Sauf que c’est toujours la même rengaine : « Romania, Hungary – no Slovenia. »
Qu’est-ce qui m’a pris de faire ça ? Dans quelle merde je me suis encore foutu ?
La nuit tombe. La pluie tombe. Le froid tombe. La pluie, le vent, le froid – je désespère.
À l’intérieur de la station je m’abrite – mais je ne dois pas lever ma pancarte – comme si c’était un signe ostentatoire de ma liberté de vaurien que je ne devais montrer sous aucun prétexte.
Il doit être 22h, 23h maintenant. Je me réchauffe un peu. Je m’achète des cookies et du lait – c’’est hors de prix mais je m’en tape – je bouffe de tout mon saoul. J’en propose à un couple Bulgare qui est bloqué ici car leur voiture est en panne. Ils semblent vouloir qu’on taille buvette mais au bout d’un moment je dois couper court à la conversation – faut que j’avance, moi, et je suis peut-être en train de laisser des opportunités.
Tu parles, Charles… Toujours personne.
En tout cas – si ça peut me rassurer – je remarque que quand tu penses être dans la merde il y en a qui le sont dix mille fois plus que toi – ce petit couple Bulgare qui désespère d’être sauvé.
Et dehors les températures chutent, comme ces flocons de neige parfois qui tiennent pas.