-« Ce qui est important, c’est de s’effacer. Tu dois y arriver pour t’imprégner des choses autour de toi et vivre pleinement l’instant. C’est ce que je fais chaque fois que je viens ici depuis 22 ans. Essaie à ton tour… Ne fais plus aucun bruit, plus aucun mouvement et mets tout tes sens en éveil…
Fred m’apparaît comme un prophète porteur d’un message sacré. Dans les secondes qui suivent, je m’exécute. Je me fige et concentre mon regard et ma pensée vers l’horizon.
Dans le désert des Bardenas, le silence règne.
J’ai 26 ans au moment où j’écris ces lignes. C’est le temps qu’il m’a fallu pour découvrir de quoi il s’agit. Le silence…
Pas un brin de vent, pas un battement d’ailes d’oiseau ni d’échos d’activité humaine dans le lointain.
Le silence.
Ce fameux « rien » que recherchent les ermites.
S’il m’a fallu attendre un quart de siècle pour le trouver, c’est parce qu’il a disparu de nos contrées. A moins que cela ne soit tout simplement nous qui l’ayons chassé de nos vies. Nous n’en voulons pas. Nous ne l’aimons pas parce qu’il nous renvoie à notre solitude et que cette dernière nous angoisse. Etre seul, à écouter nombre de nos congénères, est synonyme d’ennui, de tristesse et même pire : de vide. Qu’est-ce-que le vide ? Et pourquoi nous fait-il tant peur ? Et si, au contraire, le vide et le silence étaient essentiels pour prendre conscience de la beauté du monde ?
A bien y réfléchir, la seule expérience de silence que j’ai connue jusqu’à ce jour, c’est dans ma chambre que je l’ai vécue, à l’ occasion de ces soirées solitaires ou je me laisse embarquer vers des horizons inconnus au rythme de mes lectures.
Ici, le silence est étendu à une zone bien plus vaste que les 15 mètres carrés de ma chambre. Il est question de 42 000 hectares d’espaces naturels protégés sous l’appellation de Réserve de la Biosphère.
Nous nous trouvons dans la partie des Bardenas appelée « la Blanca » en raison de l’argile de couleur claire qui compose ses paysages : une plaine longue d’une vingtaine de kilomètres, striée de ravins et entourée de falaises et de collines tabulaires – des « inselbergs » dans le jargon des géomorphologues.
Il y a des millions d’années, l’endroit était un golfe marin. Puis, quand les Pyrénées ont émergé de l’océan Atlantique, il n’est resté dudit golfe qu’une zone marécageuse isolée dans les terres qui s’est progressivement asséchée et transformée en désert. De nos jours, c’est une curiosité géologique pour les spécialistes et une merveille de la nature pour les amateurs de paysages.
« Des fois, j’aime me rappeler qu’il y a 700 ans, ce territoire était aux mains des Maures et qu’il s’appelait « Al Andalus ». Tu imagines ? Du nord au sud, le pays était musulman. C’était une autre Espagne…
Instantanément, des visions me viennent… Je repense aux lieux que j’ai visités lors de mes précédents voyages. Je revois la ville de Tolède, perchée sur son rocher, ou les musulmans, les juifs et les chrétiens ont vécu en harmonie jusqu’à la Reconquête organisée par ces derniers. Je me revois déambuler dans les jardins orientaux du palais de l’Alhambra à Grenade, dans la Grande Mosquée de Cordoue ou dans de petits villages ayant conservé leur apparence mauresque.
Bien avant que les chrétiens ne s’imposent, on érigeait des minarets au sud des Pyrénées. On buvait du thé à la menthe, on vivait dans de petites maisons taillées à même la roche qu’on blanchissait à la chaux et qu’on ornait de patios fleuris.
Comment puis-je être nostalgique d’un monde que je n’ai pas connu ?
Fred me tire de ma rêverie orientale et pointe du doigt un mont solitaire au loin.
-Ce soir, nous dormirons là-bas. On ne va plus tarder à se mettre en route. On va s’arrêter dans une bergerie ou on pourra prendre du bois pour faire un feu de camp. En principe, il en reste toujours…
-Charmant programme, Fred.
Nous nous levons et observons le paysage autour de nous. Nous pourrions aussi bien être sur un autre continent, ou sur une autre planète qu’en Navarre…
Ce lieu est unique.
Je scrute ces imposantes et énigmatiques falaises : quel âge ont-elles ? A combien de couchers de soleils ont-elles pu assister ? Combien d’hommes nous ont précédés en ce même endroit où nous nous sommes assis en se posant les mêmes questions ? Combien nous suivront ? A quoi ressemblera cette contrée dans 1 million d’années ?
Je n’ai pas les réponses à ces questions et ne les aurai jamais. Face à ce décor et à l’immensité du ciel qui l’entoure, je réalise l’insignifiance de mon être et le caractère vain de mes questions.
Un jour, j’ai lu un proverbe qui disait : « nous ne vivons que pour découvrir la beauté, tout le reste n’est qu’attente. »
Je suis tout à fait d’accord avec cette conception de la vie. D’ailleurs, c’est cette même façon de penser qui m’a mené ici.
Tel un croyant qui se prosterne devant son idole, je m’incline devant ces paysages sublimes.
La nature est mon dieu.