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Hacienda José

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Je débarque à Zürich avec des tonnes de bagages – mes vingt printemps à peine éclos – période un peu précaire où tu es plus vraiment ado, où tu es pas encore totalement adulte – le temps des métamorphoses. De la gare centrale de Zürich je saute dans le premier S-Bahn ligne 12 direction Brugg AG. C’est qu’une fois posé dans la wagon que je sens à quel point le voyage a été crevant – depuis quelques jours j’arrête pas entre les préparatifs, hier la dernière fête avant le départ, et le vagabondage dans Paris en tirant derrière moi valises sacs et tracas. Mais pas le temps de souffler quelques arrêts et j’y suis – Glanzenberg, Dietikon, dans la vallée de la Limmat. De la gare le plan indique qu’il faut prendre à droite et monter la colline. Je suis dans les parages je le sais, la Urdorferstrasse, mais j’arrive pas à trouver ma destination – jusqu’au moment où elle se dresse, immense, devant moi – ma demeure pour ces quatre prochains mois – la Hacienda José.

Hacienda José

Hacienda José

Un ancien cloître – Sankt Josefsheim – reconverti en coloc gigantesque. J’ai découvert l’endroit grâce à un site de colocations, j’ai tenté le coup et alors que j’y mettais pas un kopek on a accepté de me louer une chambre. « On » : Freddo, le gardien des lieux, le chef de file de toute la coloc, celui qui a le dernier mot lorsqu’il faut prendre des décisions. C’est lui qui m’accueille quand je sonne à la porte, complètement paumé et déboussolé, et qui me fait visiter les lieux.

La coloc – quatre étages, reliés entre eux par des escaliers et même un ascenseur, trois cuisines, cinq salles de bain. Des lieux de vie, des chambres qui se comptent plus, un immense jardin, une salle de répét’ dans la cave, et… une ancienne chapelle reconvertie en salle de concerts. Y habitent une vingtaine de personnes, de tous âges et de tous horizons, que je découvre et fréquente pendant ces quatre mois. Freddo le grand sachem, celui dont le nom figure sur le bail commun, qui a ses appartements au premier avec sa femme et ses deux petites filles. David le punk à qui on la refait pas, sa compagne Rebecca et leur petite Anja. Carla qui est là depuis le tout début – qui fait partie des meubles presque. Margg le steward qui se requinque ici entre deux tours du monde jet-laggués. Marco le père fraîchement divorcé qui se donne du temps pour se reconstruire et tenter d’obtenir la garde de ses gamins. Luigi l’étudiant fêtard qui rentre toujours à pas d’heure totalement décalqué – quand il rentre… Vicky qui bosse à mort et se serre la ceinture avant de repartir pour l’Australie. Lisa et Peter, deux étudiants un peu plus âgés que moi – on dirait que ces deux là se tournent autour – la grande question c’est de savoir si enfin un jour ils se mettront ensemble. Verena, tendre et attentionnée, et son poulain sans étable fixe – une fois elle l’a fait venir brouter dans le jardin histoire de tondre la pelouse de façon écologique – et les autres – plus ou moins arrimés ici, plus ou moins de passage. Tous font l’effort de pas me parler Schwiizerdüütsch – un dialecte à la ramasse auquel malgré toute la volonté du monde j’ai jamais rien compris. Et dans tout ce joyeux bordel, dès le début, un accueil chaleureux, festif presque – comme si j’étais attendu depuis longtemps. Freddo m’explique les règles de vie, puis, avec Carla et Lisa, il m’aide à m’installer. J’occupe deux pièces sous les combles. Mon bureau et ma chambre avec vue sur le jardin et les montagnes au loin.

Tous les jeudis, un vacarme monstre provenant des fondations de la Hacienda. Freddo, David et Margg – quand il est là – envoient du rock fort dans la salle de répét’.

La salle de répét' dans la cave

La salle de répét’ dans la cave

Toutes les semaines, une tâche ménagère est assignée à chacun. Généralement on s’y met à plusieurs, avec Verena et Carla, histoire d’y aller tous en chœur dans la joie et la bonne humeur. Tous les mardis, un rituel – toute la coloc a droit à l’un de mes dessins, s’imprégnant de l’ambiance calme, suave et dézinguée de la Hacienda.

Marionnettes

« N°8 : Marionnettes »
« Le crocodile veut simplement bouffer la grenouille…
« Mais c’est pas une grenouille ni un crocodile! C’est juste des gants! »

N°9 : Suicide dans le jardin

N°9 : Suicide dans le jardin

Tous les premiers dimanches du mois, toute la coloc se réunit autour d’un repas. Histoire de discuter des problèmes rencontrés, des projets à venir, et de prendre des décisions quant aux choses qui doivent l’être et qui nous concernent tous. Ça permet de calmer les tensions, de faire avancer les choses et de pas laisser dépérir l’endroit. C’est comme ça que j’ai exercé mes talents de cuisto avec mes tiramisu, c’est aussi comme ça que je me suis vu proposer de repeindre tout le rez de chaussée, ou que j’ai aidé à mettre en place un coin potager dans le jardin.

Tout le monde s'active dans le jardin

Tout le monde s’active dans le jardin

Tous les mois également, la chapelle se transforme en salle de concerts. Elle accueille un mini-festival de Jazz pour faire concurrence à celui de Montreux, ou de jeunes groupes de rock locaux. Et tous les jours, plein de surprises.

La chapelle

La chapelle

 

Concert de jazz à la Hacienda

Concert de jazz à la Hacienda

Cet endroit, c’est le paradis sur Terre. Mon paradis… Imaginez un peu – le calme, la chaleur humaine, et tous les jours des découvertes luxuriantes. À titre d’exemple, alors que ça faisait trois mois que je vivais là, un truc tout con, j’utilise l’ascenseur pour la première fois. Et c’est là que je remarque qu’il peut m’emmener jusqu’au sous-sol – alors que j’y ai zoné, de temps en temps, au sous-sol, et que j’y ai jamais remarqué une porte d’ascenseur. Alors ni une ni deux, en mode aventurier, j’appuie sur le bouton pour voir où ça va bien pouvoir me mener. Et je découvre – au bout de trois mois ! – tout un pan du sous-sol que je connaissais pas.

Anja, ses boucles d’or, ses grands yeux et ses petits doigts. Tous les matins, je prends mon petit déjeuner avec elle et sa mère. Rebecca dont le ventre s’arrondit de jour en jour – elle a annoncé au dernier repas mensuel qu’elle attend son deuxième marmot. Et Anja du haut de ses un an et demi qui mange délicatement sa compote en faisant attention à pas en foutre partout et qui me regarde, éberluée, m’engloutir mon méga-bol de céréales comme un gros porc. Et Anja qui est tellement habituée à me voir squatter à ses côtés le matin qu’elle m’appelle « Papa ! ». Alors tous les matins je me permets de la corriger : « Non Anja, je ne suis pas ton père. Ton père c’est David, et il est déjà parti au travail. Moi c’est Ben. B.E.N… » Mais rien y fait, ça veut pas rentrer. Le lendemain c’est « Papa ! » toujours – à en devenir un peu gênant – je sais plus où me mettre le jour où elle balance « Papa ! » devant son père en me pointant du doigt… Et Anja, le dernier jour, alors que je fais mes adieux à la Hacienda, je la prends dans les bras, je la soulève, je la fixe des yeux et je lui glisse à l’oreille : « Anja, tu peux pas t’en rendre compte, mais merci d’avoir été là… Tu as été pour moi une rose au Paradis. Je sais pas si je te reverrai un jour, et si jamais je reviens, sans doute que tu te souviendras absolument pas de moi. Alors je voulais dire que je t’aime, Anja, et je te souhaite une belle et longue vie. Prends soin de toi et de tes parents. Adieux. » Et Anja que j’éloigne de moi et alors que je tourne les talons, la gorge remplie d’émotions, Anja qui crie : « Beeeeennnn !!! »

Je quitte la Hacienda alors que son cri résonne encore et que la neige automnale commence déjà à recouvrir les sommets des montagnes pas si lointaines que ça. Je quitte la Hacienda avec mes valises et mes sacs. Je quitte la Hacienda je vacille et je tremble. Car j’y laisse une partie de moi – Anja, David, Freddo, Marco, Lisa, Margg, Peter, Verena et les autres.

Je quitte mon Paradis – métamorphosé. Maintenant que je l’ai savouré, je sais ce qu’il me reste à faire. Je dois tourner la page et avancer – devenir adulte, l’accepter, enfin – t’es peut-être coriace, mais la vie, le temps qui passe, ils sont plus forts que toi tu sais ? Ça sert à rien de t’accrocher mon grand…

Je quitte mon Paradis, et dans le train du retour, contre la fenêtre, jusqu’à Paris, je pleure en silence.

Commandante

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Ce soir c’est mardi et comme tous les mardis, c’est soirée Karaoké au resto Soleil – un bar populo sympa qui fait des pizzas et des bières pas cher. J’ai une histoire particulière avec cet endroit. C’est là où il y a un peu plus d’un an je me suis pété le pied en dansant du rock avec Camille. Je sais pas ce qui nous a pris ce soir là, on a commencé à se trémousser pendant que deux filles braillaient au micro Rock around the Clock – elles chantaient complètement faux mais on s’en foutait nous ce qu’on voulait c’était bouger peu importe comment. Alors on a dansé – j’ai pris Camille par la taille, je l’ai faite tournoyer, l’ai récupérée au bond – hop, déhanché du feu de dieu et je m’apprêtais à la mener vers moi pour la faire valser encore une fois quand je me suis appuyé de tout mon poids sur le côté du pied – et là ça s’est passé très vite, j’ai entendu un craquement suivi d’une vive douleur. J’étais incapable de poser le pied à terre et je me suis écroulé comme une merde sur le sol dégueulasse en plein milieu des gens. Camille m’a regardé chuter lamentablement, elle m’a aidé à me relever et d’un air dont je me souviendrais toute ma vie – genre « Allez, une petite chute c’est pas bien grave B.Howl tu as connu pire ! » – elle m’a lancé « Je te prends une bière ? ». J’ai acquiescé évidemment, je lui ai même souri alors que les traits de mon visages se tordaient de douleur et je l’ai attendue debout le pied en l’air accoudé à un tabouret. Une fois nos bières bues on est sortis dehors pour s’en fumer une. C’est dans le froid de la rue que la douleur s’est renforcée – une douleur ancrée, permanente – c’est là que j’ai compris que je pourrai pas marcher de sitôt. Alors Camille a appelé un taxi et on est rentrés chez elle. Le lendemain, la douleur avait toujours pas disparue alors je suis allé aux urgences et quelques heures plus tard le verdict est tombé – pied foulé – trois semaines de béquilles à la Docteur House et une démarche encore plus chaloupée.

Ce soir c’est mardi et c’est la première fois que je retourne au Resto Soleil depuis ces événements, accompagné de Candy la sweet Candy et de ses potes. À l’entrée on se commande des pizzas et des bières et on se dirige dans l’arrière salle où le karaoké à lieu. L’animateur fait les derniers réglages. Il est marrant et aime bien titiller les gens qui osent chanter. Premier arrivé premier servi alors on indique vite nos noms sur la feuille de l’ordre de passage avec les chansons qu’on va faire. Les lieux se remplissent peu à peu, nos pizzas arrivent on les déguste en écoutant les têtes brûlées qui inaugurent la soirée. On se marre beaucoup en entendant les voix qui crient de façon insupportable dans les micros. Candy me dit que ça fait longtemps qu’elle a pas fait de karaoké. Elle est née et a vécu une grande partie de sa vie en Équateur, « Là-bas j’en faisais souvent » elle me dit et j’ai du mal à discerner le soupçon de nostalgie qu’il y a dans ses yeux.

Des filles braillent de la variété française – les mêmes filles que l’année dernière – elles chantent toujours aussi faux et squattent le micro trop souvent à mon goût – je soupire la salle désemplie pas et je comprends pas pourquoi les gens restent dans ces moments là – ils devraient fuir, se barrer le plus loin possible pour plus les entendre et préserver leur santé auditive. Peut-être qu’ils sont comme nous – le bien-être de leurs oreilles peut bien être sacrifié ce soir sur l’autel du spectacle que les brailleuses nous offrent. Je termine ma bière c’est mon tour. « B.Howl va vous interpréter Le Chanteur » lance l’animateur en me filant le micro. Le Chanteur… un rituel, histoire de bien échauffer la voix.

Après j’enchaîne sur Comme elle vient et Where did you sleep last night – entrecoupé par les brailleuses qui font leur show. Puis vient le tour de Candy. Elle termine son mojito et s’apprête à prendre le micro. Mais elle est interrompu dans son geste – car soudain quelqu’un déboule dans la salle et gueule : « HUGO CHÁVEZ VIENT DE MOURIR ! HUGO CHÁVEZ VIENT DE MOURIR !! » Et là des murmures des cris des discussions à foison – on savait que le dirigeant Vénézuelien était à l’hôpital, mais personne semblait s’y attendre. « D’où tu sais ça ? » on demande ici et là – « La radio », « La télé », « Sur le téléphone » – ça va très vite – Caracas est à 8000 Km pourtant l’info a déjà fait le tour du monde et le tour du resto soleil – une info brute de décoffrage et je récolte les réactions à chaud – certains ici comme un seul homme se lèvent dans la masse, le poing levé. On dirait que pour eux – plus que pour le Venezuela peut-être – une page se tourne. « ¡Viva la revolución! » on entend.

L’animateur veut reprendre la main sur sa soirée karaoké. « Et maintenant Candy va vous interpréter Hasta Siempre ! » – bon ben c’est raté…

Alors que des gens scandent encore ¡Viva la revolución! Candy se met à chanter – la salle est en feu l’ambiance est électrique Hugo Chávez vient de mourir et la chanson vient à point nommé on dirait – comme si c’était prémédité comme si Candy savait comme si elle avait eu l’info avant tout le monde – mais non c’est impossible – « Je voulais juste chanter un truc en espagnol, un truc pas trop relou. » Alors elle entame le refrain c’est la première fois que je l’entends parler espagnol, Candy, je suis surpris par le timbre de sa voix – tellement différent – c’est aussi la première fois que je l’entends chanter aussi je crois bien. Et elle envoie du lourd :

 

Aquí se queda la clara
La entrañable transparencia
De tu querida presencia
Comandante Che Guevara

 

Même celles et ceux qui s’en calent de la mort de Chávez sont touchés par la voix de Candy… Même moi. Surtout moi. J’en reste scotché, à la fixer des yeux, cette grâce équatorienne – à m’en retourner les tripes. Du moins, jusqu’à ce qu’une meuf totalement bourrée pire que bourrée même s’empare du deuxième micro et décide de chanter avec elle. Là, ça devient terrible. Catastrophique.

Ce soir c’est mardi. Mardi 5 mars 2013 et Hugo Chávez est mort et Candy vient de chanter Hasta Siempre. Ça fait déjà beaucoup pour une seule soirée.