Alors comme ça, Brighton serait la ville la plus cool d’Angleterre ?
Titre accrocheur, on est d’accord. Titre mensonger ?
Difficile à trancher. Disons que c’est subjectif, et que Brighton a le visage de ce qu’on en/y fait.
Brighton, la première fois que j’y suis allé, c’était pour y déposer mes frères qui faisaient là-bas un séjour linguistique. Je devais avoir 6 ou 7 ans, et mes parents tenaient absolument à rencontrer la famille d’accueil dans laquelle mes frangins, en pleine éclosion hormonale adolescente, allaient passer trois semaines pendant les vacances d’été. Je me souviens que j’y ai mangé des fish & chips pour la première fois de ma vie. Je me souviens aussi avoir débloqué quand j’ai vu que le couvercle des chiottes de cette famille d’accueil était en POILS ROSES !
C’est là que j’ai compris que les Anglais avaient du goût.
La deuxième fois que Brighton a croisé ma route, c’est quand j’ai écrit une nouvelle qui se déroulait dans cette ville. Une histoire dans laquelle le héros errait à Brighton en quête d’un écrivain célèbre, icône du Swinging London, qui s’était retiré là, avant de connaître lui-même son quart d’heure de gloire, et, inexorablement. la longue phase de déchéance qui s’en suivait.
Et enfin, la troisième fois que Brighton est apparue dans ma vie – et celle que je raconte cette semaine et la semaine prochaine – c’est quand j’ai décidé d’y aller il y a quelques années. D’abord parce que depuis l’incursion que j’y ai faite pendant mon enfance, je pense que j’ai passé un cap et que je suis désormais assez grand pour y découvrir autre chose que des couvercles de chiottes en poils roses. Ensuite parce que je veux voir ce que ça donne vraiment d’errer dans les rues de cette ville, comme le personnage de ma nouvelle. Et enfin, parce que je vais rendre visite à Kler, Kler qui a largué les amarres dans cette ville – à moins qu’elle y ait fait naufrage ?
Morceaux choisis :
Eurostar, vendredi soir, mon fidèle sac à dos que je trimbale dans mes vagabondages depuis des années, qui a franchi toutes les frontières sans broncher, affronté l’air du Cinque Terre, du Wavel, du Pont Charles et des fjords d’Oslo – mon fidèle sac à dos m’a lâché, problème de fermeture éclair, il veut plus se refermer.
La fille à côté de moi voit que je galère. Elle me tend un lacet rouge sur lequel est pendue une clochette et je le noue autour des lanières. Je sais pas comment elle fait pour pas éclater de rire : j’ai des morceaux de poulet tandoori issus du sandwich que je viens de manger coincés dans les dents et ils se distinguent très nettement lorsque je lui souris pour la remercier.
Passage à la douane, j’angoisse, enlève ma ceinture usée jusqu’à la corde, et tous les bibelots de mes poches, mes grigris, mes porte-bonheur, je me prépare pour la fouille au corps.
Saint Pancras, j’achète un billet pour Brighton à un guichet, je veux un contact humain, après toutes ces mécaniques, ces essieux du train, ces gardes-frontières qui s’acharnent à la tâche, tous des robots.
« Return ? » la dame de son bureau me demande, derrière la vitre en plexiglas.
« No, just single. »
Fuite en avant, le point de non-retour est atteint. Je respire profondément, décale ma montre d’une heure en arrière, et monte dans le train.
L’Angleterre, parfums d’exotisme. La langue anglaise, déjà – ce ton haut-perché, bien accentué, ce Cockney à couper au couteau – la conduite à gauche, les bus londoniens – typiques, rouges carmin à deux étages – les traits physiques des autochtones, moulés par les vents et gonflés par les errances dans les vastes plaines vallonnées de la blanche Albion – les traits culturels aussi, insularité et ouverture, mélange paradoxal d’un peuple, qui, il y a encore un siècle et demi, régnait sur un Empire où le soleil ne se couchait jamais.
Tchou tchou tchik tchou tchou chick – le train avance, le rythme des rails doit m’emporter, me bercer dans un demi-sommeil car je végète, mais j’ai beau être fatigué, les cafés que je me suis pris toute la journée durant me tiennent éveillé – je déprime un peu.
Un gars aux cheveux ébouriffés – ancien punk anar’, quand il était ado, désormais en costume-cravate, la quarantaine bien tassée bien grasse, rentré dans le rang, s’écroule sur son siège, un flan qui s’écrase. Il ferme les yeux, ses joues gonflées et moites luisent à la lumière, il roupille, relève les paupières, re-roupille.
Three Bridges. Le train s’arrête, le type se réveille brusquement et déploie toute son énergie à sortir du train. Il titube, titube, titube jusqu’à la porte. Sur le quai, les passants l’évitent.
L’autre type, assis devant moi, je vois que sa nuque, et parfois ses yeux quand par la fenêtre il fixe un point dans la nuit. Yeux gris, yeux du ciel de ce week-end, transparents, son âme, toute convertie à la Big City Life, prunelles évaporées et constamment tristes.
Ma Dalton ! Voilà à quoi ressemble Kler, venue me chercher à la sortie du train à la gare de Brighton.
Elle porte une longue robe de gitane, un long gilet qui lui tient chaud, et surtout elle tient dans ses mains deux sacs, pas du tout discrets : un sac à main, -vintage ? non, carrément décalé-, et un sac en plastique, vermillon bien pétant, pour que je puisse y ranger mes affaires.
On se promène dans les rues de Brighton parmi les lycéens et les étudiants, les fêtards du vendredi soir qui commencent à peine à se miner – on rentre dans le premier pub venu, Kler commande un Strongbow, je demande à la serveuse de me servir une bière locale pour que je puisse y goûter. Une Strong ale, un peu dégueu, pas strong du tout.
Verres vides, on quitte le bar, on se perd un peu dans le dédale de rues. Kler est arrivée ici il y a quelques semaines, elle connaît pas encore bien la ville, elle la visite en même temps que moi.
Un autre pub, The Prince of Wales, le panneau au dessus de la porte indique « Adult Creche », une pancarte signale une soirée karaoké ce soir. Je sens qu’on va bien se marrer.
Ma Dalton et moi on décide de chanter « Losing my Religion » . Une autre chanson que je chantais sous la douche quand j’étais gamin.
À la fin on se fait applaudir par les badauds du pub comme les rockeurs mythiques, à la fin de leur tournée, au Wembley Stadium.
Dernier service. Kler et moi, on prend nos verres et on se pose à une table dehors pour fumer une clope. La nuit est fraîche et calme. Un gars du bar, un autre chanteur, sort aussi. Il chantait très bien les morceaux qu’il avait choisis, une voix posée mais puissante.
Il a l’air bourré, mais il a pas de verre à la main.
« Do you wanna drink with us ? », Kler demande.
« No », il réplique, « I don’t drink.
– Ah », je m’exclame d’un air malicieux, « Me too ! I’m a Mormon ! »
Puis je rajoute « Cheers » en entrechoquant mon verre à celui de Kler.
Les sourcils froncés, le gars me fixe des yeux : « Theoretically, I’m a Mormon. »
Là j’ai envie de disparaître de ma chaise, de m’évaporer dans la nature, de me cacher au fond des bois.
Le mec précise alors : « Well, I’m rather a Mormon-Buddhist. In fact, I don’t know what I am. »
Je dis rien, je comprends ce qu’il veut dire : « Je suis un Mormon, mais je suis cool », je pense qu’un vrai Bouddhiste dirait plutôt un truc totalement perché, mystérieux, du genre : « I am what I am and I am what I am not. »
Le lendemain, je vagabonde dans Brighton. Sur la plage de galets, couleurs orangées, ciel blanc, ni jovial ni menaçant. Au loin, le Pier, jetée qui brise la mer magnifique, sur laquelle se hissent des boutiques, des cafés, des jeux pour les gosses et des bandits manchots.
Sur la plage, attiré par le ressac, je pose mes vêtements en tas sur les galets, je suis nu devant la Manche, La brise iodée, salée me fouette la peau, les vagues vont et viennent, glissent, se frottent en moussant contre les galets – tschouuuuu tssssss tchouuuuuuu, un signe, un appel à me lancer, peu à peu, elles me couvriront, une étrange fusion entre le corps et la nature.
Je suis un Viking, je suis Olaf Orelsonn, je crie « Ooooodiiiiiin », dans ce tumulte insolent ma voix roque fait écho dans les vents. Je suis un guerrier, je suis un fou, je suis un sage, et je pique une tête aux abords du Valhalla.
Un peu comme ça en fait: