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Big in Berlin

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Les souvenirs – ils vont, ils viennent

comme des roses qu’on sèche avant qu’elles se fanent totalement. On les préserve mais l’éclat – la flamme – reviendra jamais complètement.

Comment décrire ça ?

Comment raconter Berlin – la claque de ma vie, le changement si radical, si profond qui s’est opéré en moi après avoir croqué Berlin ?

Printemps 2001 – un an après avoir croisé la route d’Alexis Markowicz.

Un an, et j’ai pas changé – maladivement timide, introverti, je dessine dans mon coin des histoires de science-fiction absolument absurdes, et je me plonge dans les livres et je me passionne pour le Big Bang et la théorie des cordes.

Printemps 2001 – et on est pas encore vraiment plongé dans le XXIème siècle, à l’ombre des tours mortes.

Printemps 2001 – échange scolaire, une semaine chez mon corres à Berlin.

Printemps 2001 – et un Deutsche Mark = 3,45 Francs.

Printemps 2001 – et à la Gare du Nord toute la classe monte dans un train de nuit direction Berlin Hauptbahnhof.

Le trajet est le plus long de ma jeune vie. La nuit, je me réveille plusieurs fois et je, je sors de ma couchette et je scrute les rails et les paysages qui défilent par la fenêtre. Dans mes souverêves je compte – et vers 4h du mat’ j’ai l’impression que ça fait la septième fois qu’on passe là, à Bruxelles.

Je me réveille tant bien que mal au milieu du quai – mes sens sont pas du tout en alerte – et cette langue que tous les voyageurs baragouinent autour de moi en me bousculant souvent – cette langue c’est de l’Allemand. Première fois que j’entends vraiment parler Allemand. Et moi qui maudissait mes parents d’avoir choisi pour moi Allemand LV1, tout ça pour me retrouver dans une bonne classe !

Printemps 2001 – et je monte pour la première fois dans un S-bahn aux couleurs du soleil couchant. Un peu plus tard, je suis happé par mon corres, qui vient me récupérer à l’école où on a rendez-vous. Julius, il s’appelle. Je préfère pas lui dire que j’ai appelé ma gerbille pareil. Dès qu’il me cueille, on galope jusqu’au métro, et on embraye sur douze stations, deux changements, avant d’arriver chez lui. Et dire que moi, j’habite à dix minutes du collège et mon père m’y dépose devant tous les matins…

À l’appart’, Julius me dit, en parlant doucement et en employant le plus de mots français qu’il peut, que sa mère est pas encore rentrée du travail. Il me laisse poser mes affaires dans la chambre d’amis – je me souviens qu’il y a une revue MAD sur une étagère, et puis quand je le rejoins il est dans sa chambre il joue à Diablo II. 17H30 – visiblement il est l’heure de manger parce qu’il fait des va-et-vient dans la cuisine et y ramène du pain industriel grillé et du beurre de cacahuètes. Il mange ses tartines en continuant sa partie. Je le regarde jouer.

Pour m’y préparer, j’ai lu pas mal de bouquins sur les jeux d’héroic-fantasy.

Printemps 2001 – et, le lendemain et les jours suivants, avec ma classe on visite Berlin. Le Pergamon Museum, la Fernsehturm, la Gedächtniskirche en forme de rouge à lèvres, le quartier de Prenzlauer Berg, et surtout, le gros piège à touristes – Checkpoint Charlie. Le Reichstag vient d’inaugurer sa coupole panoramique. Dans le ciel au dessus de Berlin, je compte les grues – il y en a au moins une vingtaine et pour la première fois de ma vie je sens que tout bouge autour de moi, je sens que je suis au beau milieu de l’Histoire en train de se faire.

Pour m’y préparer, j’ai lu pas mal de bouquins sur l’Histoire de Berlin.

Berlin -les grues

Berlin -les grues (2001)

Berlin - Fernsehturm

Berlin – Fernsehturm (2001)

Berlin - Alexanderplatz

Berlin – Alexanderplatz (2001)

Printemps 2001 – j’ai 13 ans et il pleut. Et je passe à côté de Bahnhof Zoo –sans vraiment visiter le zoo – sans vraiment voir la faune et la flore de la gare et de ses alentours – et bizarrement, Christiane F., on l’a jamais étudié en cours d’Allemand.

Pour m’y préparer, j’ai lu pas mal de bouquins sur les enfants de Bahnhof Zoo.

Printemps 2001 – j’ai 13 ans et il pleut. J’ai 13 ans et ce qui est le plus mémorable dans ce séjour – comme dans tous les séjours scolaires j’imagine – c’est quand les profs sont pas là et qu’on est libre de faire toutes les conneries du monde. Et les conneries c’est la visite inopinée d’un blockhaus, un cache-cache dans le Ka-De-We. Et les conneries c’est aussi le Sony Center, tour de verre et de métal érigée au beau milieu de l’ancien no-man’s land de Potsdamer Platz – symbole du capitalisme triomphant – le Sony Center et son lac artificiel – son lac artificiel où je plonge les pieds, et où je crois marcher sur l’eau – et surtout au bord duquel les filles me regardent ‘un œil chelou – genre « Qu’est-ce qu’il fait, lui, là ? ».

Pour m’y préparer, j’ai lu pas mal de bouquins sur les gens qui font n’importe quoi.

Printemps 2001 – je fais ce que je veux – avec insouciance, sans aucune contrainte – et ma prof de français aurait pu le leur répéter, à ces filles tout juste pubères : «  Le ridicule ne tue pas, sinon Ben Howl serait déjà mort. » Elles s’attendent, c’est sûr, à ce qu’on les surprennent, mais pas trop quand même – et surtout pas comme ça !

Printemps 2001 – j’ai 13 ans et je découvre le jazz. Mon corres joue du tuba dans un Band et il se donne en concert à la Kunstfabrik Schlot – le dimanche matin, dans une ambiance feutrée.

Le seul problème, c’est que je suis imperméable à ces relents de Chet Baker, de Duke Ellington et de Count Basie qui me bercent pourtant les oreilles. Pourquoi ?

Parce que, visiblement, je suis encore trop jeune. Et que j’ai pas encore eue la Révélation jazzique.

Parce que, visiblement, la veille, c’était la BOUM. Ouais, la boum, avec ces filles, ces adolescentes de Berlin ou d’ailleurs qui veulent danser avec tout le monde, même avec moi quand les garçons de la classe sont pas dispo pour le quart d’heure américain de Berlin. Ma première boum – dans un lieu de culte protestant, prêté pour l’occasion par le père d’un des corres. Une boum – où les panaché se boivent sous le manteau. Une boum où passe de la musique dégueulasse et où je me sens un peu transparent. Une boum où les filles se sont faites toutes belles, pour, qui sait ? connaître leurs premiers émois.

Une boum, cerise sur le gâteau de tout le séjour, qui me fait devenir grand à Berlin, parce qu’elle me fait prendre conscience, dans la frustration et l’indifférence – moi, pauvre garçon interminablement cloué sur mon banc, de cette impitoyable leçon de vie :

Ce que tu vis est plus important que ce que tu lis.

Walden Pond

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What you get by achieving your goals is not as important as what you become by achieving your goals.
Henry David Thoreau

La première fois que j’ai entendu parler de Walden, ou plutôt que j’ai vu ce nom inscrit, c’était dans On the Road, de Jack Kerouac – le manuscrit original – dans l’un des innombrables textes en préface je crois. Une phrase du genre « Jack Kerouac poursuit la quête du retour à un état sauvage/naturel/de liberté totale, des grands écrivains américains au premier rang desquels figurent Jack London et son Martin Eden ou David Henry Thoreau et son Walden »
À moins que ce soit dans un bouquin de survie – comme « L’apocalypse sans douleurs – mon guide pratique pour réussir sa fin du monde », qui cite Thoreau, j’imagine, pour montrer comment on peut survivre plus de deux ans dans les bois.
Ça peut être, aussi et sans doute, une découverte fortuite, faite en sautant d’hyperlien en hyperlien au fils de mes pérégrinations dans la toile d’araignée mondiale.

 

Walden… J’ai acheté le bouquin. Il était destiné à être mon livre de chevet quand j’ai voulu faire l’expérience de jeûner et de méditer pendant trois jours. Je voulais évacuer les mauvaises ondes, éliminer les toxines, partir loin, faire un voyage intérieur. Le problème c’est que je me suis mal préparé. J’ai bien jeûné, mais j’ai pas vraiment réussi à trouver la paix ou peu importe ce que je pensais chercher. Et je me suis servi du bouquin pour rompre le jeûne et faire mon premier repas. À un moment Thoreau décrit comment il fait son propre pain. J’ai voulu faire pareil – j’avais de la farine et de l’eau, le problème c’était que j’avais pas de levure et que mon four marchait pas. Du coup j’ai mangé une sorte de pâte à sel pas cuite saupoudrée de sucre et de cannelle. Man VS Wild – je crois que Thoreau se serait retourné dans sa tombe.

 

Walden… Quand, quelques semaines après mon expérience de jeûne, Emilia m’a invité chez elle, sur la côte Est des États-Unis, ni une ni deux, sans hésiter, j’ai dit banco.
« Qu’est-ce que tu veux visiter pendant ton séjour ici ? » Emilia m’a demandé. Je savais qu’on allait passer la moitié du temps à New-York, l’autre moitié à Boston. « Je sais pas… À New-York j’aimerais visiter la chambre de Kerouac quand il était étudiant à Columbia…
– … La chambre de… Mais elle existe plus, mon pauvre !
– Ah… Ok. Tant pis… Dans ce cas j’aimerais aller à Columbia, et traîner dans Bowery et dans le Village.
– Oui, si tu veux, ça peut être chouette. Même si, tu sais, ça a beaucoup changé depuis son époque…
– Et à Boston… J’aimerais que tu m’emmènes voir Walden Pond.
– Walden Pond ?
– Oui. L’endroit où Thoreau a construit une cabane dans les années 1840.
– Oui, Ben, je sais ce que c’est. J’y allais parfois, l’été, avec mes parents, quand j’étais gosse. Ça fait un bail que j’y suis pas allée, ça pourrait être cool.
– Oui. Cool. »

Alors j’ai pris un grand avion à réaction, j’ai débarqué à JFK, j’ai vu New-York pour la première fois, suivi les pas de Kerouac, Ginsberg, Burroughs et toute la bande à travers Times Square, Bowery, Washington Square, de Columbia au Village, j’ai pris un bus jusqu’à Boston. Mais pas un bus Greyhound – trop cher… Oui, ça a beaucoup changé depuis l’époque de Kerouac.

Boston m’a parue calme après l’intensité, la frénésie New-Yorkaise – à taille humaine. Avec Emilia on s’est promenés dans un immense parc avant de prendre le train – free riders, sans billet – direction Concord. De la gare on a marché, le long d’une route sans trottoir, pour finalement débouler devant l’étang de Walden.

On est rentrés dans la cabane de Thoreau – enfin une reproduction, à l’identique, déplacée à un autre endroit pour d’obscures raisons. Dedans, une table, une chaise, un lit, le strict nécessaire pour mener une vie d’écrivain ermite pendant quelques années. Et Thoreau lui-même ! – enfin son clone, un gars habillé en tenue d’époque, qui ressemblait quasi à 100 % à ses portraits.

Emilia a un peu parlé avec lui pendant que j’examinais les lieux.

Thoreau dans sa cabane

Thoreau dans sa cabane

 

La cabane de Thoreau - réplique

La cabane de Thoreau – réplique

Puis on est descendus vers l’étang. On a contourné la plage qui abritait quelques touristes ou des gens qui faisaient bronzette – c’était le début du mois de mai et il faisait particulièrement beau. Le ciel était dégagé, d’un bleu azuréen, et le soleil tapait assez fort. On a pris un chemin de terre entre les arbres pour arriver sur une crique.

Walden Pond

Walden Pond

« La baignade est autorisée ? » j’ai demandé à Emilia.
« Oui. Pour… Ben qu’est-ce que tu fais ? Arrête ! »
J’avais pas attendu la fin de sa phrase pour commencer à me dessaper.
« Mais tu fais quoi là ?
– Bah, j’me baigne !
– Mais… Mais tu n’as même pas de slip de bain.
– Pas grave, j’ai un boxer
– Ni de serviette !
– Pas besoin de serviette. Avec le soleil qu’il y a, je serai sec en deux minutes.
– Arrête Ben…
– Écoute Emilia… Ok, j’ai pas de serviette, j’ai pas de slip de bain. Et alors ? Avoir l’occasion de me baigner dans l’étang de Walden, c’est quelque chose qui se reproduira jamais dans ma vie. Je DOIS le faire, tu comprends ? »

La crique

La crique

Et voilà comment je suis rentré dans l’eau. J’ai pas fait le malin, j’ai pas crié Odiiiiiiiiiiiiiin, je me suis un peu gelé au début, j’ai fait gaffe à rentrer progressivement, et puis j’ai piqué un plongeon, j’ai fait quelques brasses et enfin quelques pirouettes avant de revenir au bord où m’attendait Emilia avec les sandwichs qu’elle avait préparés. Le temps qu’on les mange, j’étais sec.

Promenade autour de l'étang

Promenade autour de l’étang

Ensuite j’ai remis mon futal et ma chemise et on a continué notre balade. J’ai observé Emilia tremper son doigt dans la sève d’un érable et le lécher avec délice. Je l’ai écoutée me parler de toutes les fois où elle allait à Walden avec ses parents et son frère, je l’ai entendue discuter des Blue Laws, ces lois puritaines qui avaient été promulguées dans les anciennes colonies de l’Est des États-Unis. Bien qu’abrogées, Emilia les évoquait pour montrer que bon nombre de ses concitoyens étaient encore très puritains – et après l’épisode de la serviette et du slip de bain je me demandais un peu si ce puritanisme ne l’avait pas un peu contaminée elle aussi.

I went to the woods...

« I went to the woods because I wished to live deliberately, to front only the essential facts of life, and see if I could not learn what it had to teach, and not, when I came to die, discover that I had not lived. »

Une fois qu’on a fait le tour de l’étang on est passés dans la boutique des souvenirs. Le clone de Thoreau a fait sa réapparition – il s’était débarrassé de son accoutrement mode 1840 et avait enfilé un t-shirt et un pantalon en lin – tout ce qu’il y a de plus classique – sauf que des citations de Thoreau étaient imprimées partout sur ses vêtements, et pas seulement ! Le mec avait plein de tatouages le long des bras – d’autres citations de Thoreau et même son portrait et la cabane. Voyant que je l’observais avec attention, il m’a dit : « J’ai trente ans, ça fait vingt ans que je vis avec Thoreau. » Le type connaissait tout de sa vie, et toute son existence tournait autour de son Maître. C’est la première fois que je croisais un fan de ce genre. Avec lui et la caissière du magasin de souvenirs, on a parlé justement de Thoreau, de sa vie, de ce qu’il a laissé en héritage, j’ai acheté quelques cartes postales – entre autres pour Simon, pour Camille, et il a fallu qu’on mette les voiles.

On est monté dans un train – pareil qu’à l’aller, free riders, sauf que là on s’est fait contrôler. On risquait une amende, mais je m’en foutais.

J’avais nagé à Walden Pond, j’avais atteint mon but, le reste n’avait plus aucune importance.

Guns of Brighton – Partie 2

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Évidemment, c’est qu’un rêve – ou une autofiction

Je m’avance vers la mer. M’enfonce sur les galets jusqu’à ce que les vagues soient à quelques mètres de moi. J’hésite à enlever mes chaussures pour tremper mes pieds dans la mer, mais je renonce – trop froid.Il fait trop moche pour que je puisse me baigner ici. Avec quelques degrés de plus, j’aurais osé. Je suis Olaf Orelsonn, rien ne m’arrête, mais les dieux sont contre moi.
Kler et moi on se promène sur la digue.
Ciel gris, mer grise, du gris partout, l’horizon est ténu, la ligne de démarcation gommée, ces bateaux perdus au loin, ils volent sur l’eau ou flottent dans les airs ? Aucune idée, je ressens que le vent qui me fouette le visage.
Sur la digue je prends des dizaine de photos. Une famille se promène, des Anglais téméraires, avec leur paire de chiens. Petits, mignons, enveloppés dans des manteaux créés pour eux, des fashion victims canines, ils s’amusent à se bouffer le cul l’un l’autre – pour se tenir chaud?

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Brighton

Dans le brouillard, là-bas, plus loin, un mastodonte se dessine dans la mer.
Un navire qui aurait heurté un rocher ?
Non, le West Pier – une structure métallique amarrée là, elle tombe en ruines, colonisée par les mouettes et les goélands, les oiseaux de passage, on les entend piailler, on distingue parfois les mouvements de leurs ailes.

Fascinants, ces barres d’acier encastrées les unes sur les autres, fusionnant avec ces morceaux de tôle rouillée, ce chantier au point mort qui a rien à faire là.

Brighton West Pier

Brighton West Pier

Ma Dalton et Lucky Luke entrent au Great Eastern. Ma a son sac à main kitschissime, Luke son balluchon en bandoulière. Avec nos looks respectifs, on peut rentrer dans une banque et la faire sauter, ou dans l’office du Sheriff pour le faire plumer.
Kler commande un whisky-coca. Ils ont toute une flopée, de whiskies, de bourbons et de scotchs, je trouve dommage que Kler dilue du coca dedans, ça gâche le goût subtilement fourmillant, l’arôme complexe du malt distillé.
J’opte pour une bière légère sud-africaine, au fût.
Je bois ma Ale en regardant la pluie crépiter par la fenêtre embuée du pub, tic plic ploc tac tic plic ploc, pendant qu’un groupe de Folk joue. Ça swingue pas mal, le pub est bondé et je suis pas très réceptif à la musique. Je sais juste que le son est plaisant à l’oreille, parfois ça me donne envie de me lever et de danser devant tout le monde, mais je reste assis sur ma chaise, ne me levant que pour aller cloper dans la petite cour derrière le pub, commander une autre bière et me rendre aux toilettes.
Je discute avec des gens – l’alcool aidant, on finit par parler la même langue. Un gars me dit qu’il est « vacuum engineer ». En quoi consiste son boulot, je préfère pas trop poser de questions. « And you? » il me demande.
Je suis dans une ville que je ne connais pas, avec des gens qui ne me connaissent pas. J’ai plus d’identité, je peux être qui je veux, je peux m’appeler Bruno et être marchand de glaces, ou Bernard, enchanté, je fais pousser des salades et des courgettes dans des champs radioactifs, et toi, tu t’appelles comment ?
Le gars vit chez la mère de sa copine. Il les a ramené toutes les deux au pub. Et il se paie des coups devant elles, il finira complètement fait et elles devront le ramasser à la petite cuillère.

Les toilettes du pub valent bien une petite visite. Elles sont joliment décorées. En y entrant, on se retrouve nez-à-nez avec un panneau en zinc des années 1950, indiquant les directions des lignes de métro de Paris. Je pisse entre Ménilmontant et Place de Clichy.

Toilettes du Great Eastern

Pisser entre Ménilmontant et Place de Clichy

Dans la cour, la nuit commence à tomber. J’allume une clope, enveloppé dans un ciel bleu roi, je me sens bien. Je discute encore avec des gens, une dernière pint et on rentre chez Kler.

Plus tard, autre part, le dimanche après-midi, Ma Dalton et Lucky Luke sont dans un parc. Ma visite touche à sa fin et Kler maugrée : « Mais il est pourri, ce parc ! »
Faut dire qu’on cuve de la veille, on est pas au top de notre forme et on déprime un peu.
Ok, ce parc est un peu nul. Et alors ? L’essentiel, ce n’est pas l’endroit où on est, c’est nous. J’essaie tant bien que mal de nous remonter le moral.
Kler dans l’herbe, assise en tailleur, creuse un trou et plonge ses mains dedans, à la recherche de la terre. Puis elle se badigeonne avec, jusque sur ses bras.
Je suis allongé sur une table de pique-nique. J’ai enlevé mes Dr Martens et mes chaussettes, mes pieds respirent enfin. Les orteils en éventail, le ciel devant moi, mes lunettes de soleil sur le nez alors qu’on le cherche encore désespérément, j’essaie de fermer les yeux et de roupiller un peu, mais j’y arrive pas, je regarde les nuages à la recherche d’une forme que je reconnaîtrais.
Kler lève la tête : « Là, je vois quelque chose !
– Quoi ?
– Une sorcière ! »
Peut-être… J’ai du mal à la discerner, cette sorcière. Peut-être parce qu’elle existe pas, mais je ferme les yeux et je finis par la voir.
On discute un peu et les sorcières dans le ciel nous regardent. Je sens la brise se lever, il est temps de rentrer.
Chez elle, pendant que je prépare mes affaires, Kler me montre le site Internet d’un mec qui a construit une maison de hobbit, quasiment écolo, quasiment autosuffisante, pour trois mille livres.
Il faut juste acheter un terrain.
Plein d’images dans la tête, la cabane, la récolte d’eau de pluie, les toilettes sèches, la serre, le jardin potager, les cochons retourneraient la terre, les poules fourniraient des œufs, les chèvres produirait du lait, et Kler, ensuite, en ferait du fromage…
Kler fouille dans ses placards et me tend une pierre : « Tiens, c’est pour toi.
– C’est quoi ?
– Une pierre magique. Shiva Lingam. Ça polarise et absorbe les mauvaises vibes.
Je ne sais pas quoi dire, je ne crois pas au pouvoir des pierres, mais je vais essayer, avec celle-là, je la remercie et je range la pierre dans ma poche. Un ovoïde zébré, bandes beige et noires.
Il est temps pour moi de lever le camp.
Gare de Brighton. Train.
London Victoria Station.
Chemin du retour.
La gare, fourmilière géante, je flâne parmi la foule devant les distributeurs de billets. J’ai acheté un billet aller-retour, moins cher qu’un aller simple, va comprendre pourquoi, il ne me servira pas, je cherche à donner le billet retour Londres-Brighton.
Une fille galère, elle me ressemble, dans son style, dans son attitude, totalement paumée, complètement à sa place.
Je m’approche d’elle et lui tends, sans rien dire mais mes yeux s’expriment à ma place, le billet.
Elle comprend, me dit Thanks, that’s exactly what I was looking for, enfin elle baragouine un truc dans le genre, la tête penchée à quatre vingt-dix degrés, son portable comme une sangsue accrochée à son oreille. Elle saisit le billet, s’éloigne en continuant de parler à son iPhone, elle va rater son train.
Je sors de la gare, déambule dans Victoria Street, trois heures à tuer, je descends la rue, d’un côté les Burger King, Mc Donald’s, KFC et compagnie, de l’autre les pubs – emblématiques, typiques, on dirait qu’ils ont toujours été là.
Big Ben veille sur le petit Ben, sa grande aiguille me guide jusqu’à Westminster Abbey.
Je danse avec les Indignados du dimanche qui poussent la sono au Parliament Square, le champ des plaintes et des illusions perdues.

Londres Parliament Square

Londres Parliament Square

Je prends le Tube, me perds dans les tunnels de la cité underground. Croise un Hobo noir qui chante No Woman No Cry. Sa voix – belle, grave et profonde, sa mélodie – détraquée.
Arrivé à Saint Pancras, un carrot cake, un cappuccino géant dans un Starbucks, je me prépare psychologiquement au vidage de mes poches pleines de pierres précieuses et à la fouille corporelle.
Une fois passée cette attente douloureuse, je monte dans l’Eurostar et regagne ma bonne vieille patrie, mon petit Wazemmes, mon petit bar d’où j’écris ces lignes en buvant un petit rouge et en ayant une pensée pour Ma – Kler – Dalton.
Dans ma poche, le Shiva lingam luit d’une étrange façon.

Guns of Brighton – Partie 1

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Alors comme ça, Brighton serait la ville la plus cool d’Angleterre ?

 

Titre accrocheur, on est d’accord. Titre mensonger ?

 

Difficile à trancher. Disons que c’est subjectif, et que Brighton a le visage de ce qu’on en/y fait.

 

Brighton, la première fois que j’y suis allé, c’était pour y déposer mes frères qui faisaient là-bas un séjour linguistique. Je devais avoir 6 ou 7 ans, et mes parents tenaient absolument à rencontrer la famille d’accueil dans laquelle mes frangins, en pleine éclosion hormonale adolescente, allaient passer trois semaines pendant les vacances d’été. Je me souviens que j’y ai mangé des fish & chips pour la première fois de ma vie. Je me souviens aussi avoir débloqué quand j’ai vu que le couvercle des chiottes de cette famille d’accueil était en POILS ROSES !

 

C’est là que j’ai compris que les Anglais avaient du goût.

 

La deuxième fois que Brighton a croisé ma route, c’est quand j’ai écrit une nouvelle qui se déroulait dans cette ville. Une histoire dans laquelle le héros errait à Brighton en quête d’un écrivain célèbre, icône du Swinging London, qui s’était retiré là, avant de connaître lui-même son quart d’heure de gloire, et, inexorablement. la longue phase de déchéance qui s’en suivait.

 

Et enfin, la troisième fois que Brighton est apparue dans ma vie – et celle que je raconte cette semaine et la semaine prochaine – c’est quand j’ai décidé d’y aller il y a quelques années. D’abord parce que depuis l’incursion que j’y ai faite pendant mon enfance, je pense que j’ai passé un cap et que je suis désormais assez grand pour y découvrir autre chose que des couvercles de chiottes en poils roses. Ensuite parce que je veux voir ce que ça donne vraiment d’errer dans les rues de cette ville, comme le personnage de ma nouvelle. Et enfin, parce que je vais rendre visite à Kler, Kler qui a largué les amarres dans cette ville – à moins qu’elle y ait fait naufrage ?

 

Morceaux choisis :

 

Eurostar, vendredi soir, mon fidèle sac à dos que je trimbale dans mes vagabondages depuis des années, qui a franchi toutes les frontières sans broncher, affronté l’air du Cinque Terre, du Wavel, du Pont Charles et des fjords d’Oslo – mon fidèle sac à dos m’a lâché, problème de fermeture éclair, il veut plus se refermer.

La fille à côté de moi voit que je galère. Elle me tend un lacet rouge sur lequel est pendue une clochette et je le noue autour des lanières. Je sais pas comment elle fait pour pas éclater de rire : j’ai des morceaux de poulet tandoori issus du sandwich que je viens de manger coincés dans les dents et ils se distinguent très nettement lorsque je lui souris pour la remercier.

Passage à la douane, j’angoisse, enlève ma ceinture usée jusqu’à la corde, et tous les bibelots de mes poches, mes grigris, mes porte-bonheur, je me prépare pour la fouille au corps.

Saint Pancras, j’achète un billet pour Brighton à un guichet, je veux un contact humain, après toutes ces mécaniques, ces essieux du train, ces gardes-frontières qui s’acharnent à la tâche, tous des robots.

« Return ? » la dame de son bureau me demande, derrière la vitre en plexiglas.

« No, just single. »

Fuite en avant, le point de non-retour est atteint. Je respire profondément, décale ma montre d’une heure en arrière, et monte dans le train.

L’Angleterre, parfums d’exotisme. La langue anglaise, déjà – ce ton haut-perché, bien accentué, ce Cockney à couper au couteau – la conduite à gauche, les bus londoniens – typiques, rouges carmin à deux étages – les traits physiques des autochtones, moulés par les vents et gonflés par les errances dans les vastes plaines vallonnées de la blanche Albion – les traits culturels aussi, insularité et ouverture, mélange paradoxal d’un peuple, qui, il y a encore un siècle et demi, régnait sur un Empire où le soleil ne se couchait jamais.

Tchou tchou tchik tchou tchou chick – le train avance, le rythme des rails doit m’emporter, me bercer dans un demi-sommeil car je végète, mais j’ai beau être fatigué, les cafés que je me suis pris toute la journée durant me tiennent éveillé – je déprime un peu.

Un gars aux cheveux ébouriffés – ancien punk anar’, quand il était ado, désormais en costume-cravate, la quarantaine bien tassée bien grasse, rentré dans le rang, s’écroule sur son siège, un flan qui s’écrase. Il ferme les yeux, ses joues gonflées et moites luisent à la lumière, il roupille, relève les paupières, re-roupille.

Three Bridges. Le train s’arrête, le type se réveille brusquement et déploie toute son énergie à sortir du train. Il titube, titube, titube jusqu’à la porte. Sur le quai, les passants l’évitent.

L’autre type, assis devant moi, je vois que sa nuque, et parfois ses yeux quand par la fenêtre il fixe un point dans la nuit. Yeux gris, yeux du ciel de ce week-end, transparents, son âme, toute convertie à la Big City Life, prunelles évaporées et constamment tristes.

Ma Dalton ! Voilà à quoi ressemble Kler, venue me chercher à la sortie du train à la gare de Brighton.

Elle porte une longue robe de gitane, un long gilet qui lui tient chaud, et surtout elle tient dans ses mains deux sacs, pas du tout discrets : un sac à main, -vintage ? non, carrément décalé-, et un sac en plastique, vermillon bien pétant, pour que je puisse y ranger mes affaires.

On se promène dans les rues de Brighton parmi les lycéens et les étudiants, les fêtards du vendredi soir qui commencent à peine à se miner – on rentre dans le premier pub venu, Kler commande un Strongbow, je demande à la serveuse de me servir une bière locale pour que je puisse y goûter. Une Strong ale, un peu dégueu, pas strong du tout.

Verres vides, on quitte le bar, on se perd un peu dans le dédale de rues. Kler est arrivée ici il y a quelques semaines, elle connaît pas encore bien la ville, elle la visite en même temps que moi.

Un autre pub, The Prince of Wales, le panneau au dessus de la porte indique « Adult Creche », une pancarte signale une soirée karaoké ce soir. Je sens qu’on va bien se marrer.

The Prince of Wales

The Prince of Wales – photo trouble désolé…

Ma Dalton et moi on décide de chanter « Losing my Religion » . Une autre chanson que je chantais sous la douche quand j’étais gamin.

À la fin on se fait applaudir par les badauds du pub comme les rockeurs mythiques, à la fin de leur tournée, au Wembley Stadium.

Dernier service. Kler et moi, on prend nos verres et on se pose à une table dehors pour fumer une clope. La nuit est fraîche et calme. Un gars du bar, un autre chanteur, sort aussi. Il chantait très bien les morceaux qu’il avait choisis, une voix posée mais puissante.

Il a l’air bourré, mais il a pas de verre à la main.

« Do you wanna drink with us ? », Kler demande.

«  No », il réplique, « I don’t drink.

– Ah », je m’exclame d’un air malicieux, « Me too ! I’m a Mormon ! »

Puis je rajoute « Cheers » en entrechoquant mon verre à celui de Kler.

Les sourcils froncés, le gars me fixe des yeux : « Theoretically, I’m a Mormon. »

Là j’ai envie de disparaître de ma chaise, de m’évaporer dans la nature, de me cacher au fond des bois.

Le mec précise alors : « Well, I’m rather a Mormon-Buddhist. In fact, I don’t know what I am. »

Je dis rien, je comprends ce qu’il veut dire : « Je suis un Mormon, mais je suis cool », je pense qu’un vrai Bouddhiste dirait plutôt un truc totalement perché, mystérieux, du genre : « I am what I am and I am what I am not. »

Le lendemain, je vagabonde dans Brighton. Sur la plage de galets, couleurs orangées, ciel blanc, ni jovial ni menaçant. Au loin, le Pier, jetée qui brise la mer magnifique, sur laquelle se hissent des boutiques, des cafés, des jeux pour les gosses et des bandits manchots.

Sur la plage, attiré par le ressac, je pose mes vêtements en tas sur les galets, je suis nu devant la Manche, La brise iodée, salée me fouette la peau, les vagues vont et viennent, glissent, se frottent en moussant contre les galets – tschouuuuu tssssss tchouuuuuuu, un signe, un appel à me lancer, peu à peu, elles me couvriront, une étrange fusion entre le corps et la nature.

Odiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiinnnnnnnnnn!!!!!!!

Odiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiinnnnnnnnnn!!!!!!!

Je suis un Viking, je suis Olaf Orelsonn, je crie « Ooooodiiiiiin », dans ce tumulte insolent ma voix roque fait écho dans les vents. Je suis un guerrier, je suis un fou, je suis un sage, et je pique une tête aux abords du Valhalla.

Un peu comme ça en fait:

Lille – Marseille – Voiture-bar

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Ils doivent pas beaucoup aimer les piliers de bar, à la SNCF. Je reste debout avec ma canette, immobile à 300 km/h. Il n’y a que deux tabourets de merde dans la voiture-bar. Très design. Mais ni confortable, ni convivial.

Je traîne là depuis une heure. 1664. Une contrariété. Je bois pour la surmonter, faire passer le goût amer que j’ai dans la bouche. Debout. Depuis une heure.

Devant moi, une jeune cougar. Quarante ans bien tassés, mais elle les fait pas. Écrit un SMS à son amant. « Dans deux heures, je serai enfin dans tes bras. J’ai hâte ». J’arrive à lire au dessus de son épaule. Devient-on romantique à l’approche de la ménopause ?

Un gars, studieux, pianote sur les touches de son ordi. Un mémoire à rendre. Vus les graphes et les schémas que je parviens à distinguer, école de commerce ou d’ingénieurs.

À côté, une nana. Un peu trop vieille pour moi. Assez sexy cependant. Elle se fait du mal. Elle vient de commander une salade. Beaucoup de fibres, le moins de gras possible. Et un Coca light. Pour se désaltérer sans prendre du poids. Elle lit Biba. Son premier choix : risotto et Sprite. Elle sera jamais comme ces mannequins des pages qu’elle tourne, dont la silhouette anorexique photoshopée s’étale comme des fils sur les pages de magazine entre deux pubs pour du parfum ou de la crème anti-rides.

 

Quant elle débarque dans le wagon, je suis bourré, avec modération. La 1664 a eu raison de moi. Je suis presque terrassé. Mais je garde la tête haute.

Huit ou neuf ans, la gamine. Style Lorie – ou peu importe la popstar de mes deux à la mode ces temps-ci. Suivie de près par sa mère. L’intelligence n’a rien à voir avec l’hérédité.

La petite commande un sandwich. Elle guide sa mère vers un endroit où s’installer. Sans se retourner, elle passe devant moi et fait, d’une voix fluette : « Mais c’était de l’humour noir, maman » Vu sa tête, le serveur s’en est toujours pas remis. Les sarcasmes, le cynisme, il a du mal à encaisser. Surtout quand c’est proféré par une fillette qui lui arrive à la taille.

Huit ou neuf ans, la gamine. De l’humour noir. Rien que ça ! La mère semble pas y avoir prêté attention.

Si elle savait où ça pourrait la mener si elle persévérait dans cette voie…

La fille a l’air brillante. Sa mère, totalement conne. Je sais d’avance comment ça va se finir. Quel gâchis… Ou bien elle va devoir se calmer, par la force des choses, ou bien elle se sentira exclue pendant la plus grande partie de sa vie. Aucunement jugée à sa juste valeur. Et elle risque d’en souffrir.

À force d’humour noir, c’est son âme qui risque de se remplir de noirceur.

Je le sais. J’en suis à ma deuxième canette.1664. Une gorgée, et ça fera un litre tout rond. Un litre, le strict minimum pour retrouver ma lucidité. J’aurais pu devenir autre chose. Quelque chose de mieux.

La fillette repasse devant moi – son humour noir remplit mes narines mélancoliques.

Quel gâchis. Je jette un regard sur la gamine.

Je l’aime déjà.

Sois forte.

Je croise les doigts.

Tu as de l’avenir.

Il file.

À 300 km/h.

un voyage en train

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gare de Florence

Je m’assoie par terre dans un train bondé.

La bougie était allumée.

J’ai raté mon train, et celui-ci est bondé.

Bondé. Bombay. Paraphonie.

Bombay, désormais Mumbay. L’Inde. Ce train dans lequel je suis, assis le cul par terre, ça me fait penser à un train indien. Départ : Victoria Station. Destination : inconnue.

Le train est bondé comme un train indien, bousculades au départ, pas de place dans le wagons, mais d’après les grimaces qui se lisent sur les visages, on est bien en France.

Le train bondé, la SNCF c’est plus ce que c’était.

Comme quoi mon pays part vraiment en couille.

Ça pourrait être pire. Les dégâts de la privatisation des chemins de fer, j’ai pu les observer d’assez près. 2008, Pays de Galles. Un train qui menait jusqu’à un patelin paumé appelé Holyhead, le dernier train de la journée. Un train en ferraille, rouillé, qui vrombissait, craquait, crachait, des banquettes en bois, et en guise de chiottes, un trou, un simple trou dans le sol à travers lequel on voyait les broussailles sur les voies défiler.

Je suis assis par terre dans un train bondé, les jambes repliées. Des gens passent, pensant encore qu’ils pourront trouver un endroit où s’asseoir. Ils tirent de ces tronches !… À croire qu’ils ne sont pas heureux de vivre…

La foule rend les gens vaseux.

Je suis assis entre deux voitures. Devant moi, un vélo hissé au plafond. À côté, un gars lit un manga, et ses doigts, quand ils ne tournent pas les pages, s’emmèlent dans les poils de sa barbichette. Près de lui, un gars est recroquevillé, un yogi devant son ordinateur.

Lumières crues. Ciel vespéral qu’on ne voit pas, ou à peine, à la fenêtre des portes « donnant sur la voie ».

J’ai le cul en compote.

Pire qu’à dos de chameau.

Je ne sais pas. Le chameau, je n’ai jamais essayé.

Pire qu’à dos de vache, en tout cas.

Je suis monté sur une vache…

Un voyage pédagogique, je devais avoir 6 ou 7 ans, à la ferme. Dans l’étable, une question à la fermière : « Madame, on monte sur des cheveux, mais pourquoi on utilise pas les vaches ? » Forcément, cette question, il n’y avait que moi pour la poser.

– Tu veux essayer ? »

J’ai hoché la tête et je me suis retrouvé sur un dos dodu coloré de taches blanches et noires.

On n’utilise pas les vaches pour faire du cheval parce que ce n’est pas confortable. Ça, je l’ai compris maintenant.

Maintenant. Je suis accoudé à une barre d’acier. Mon dos supporte le dos d’un autre voyageur sans le sou, lui fait contrepoids, et vice-et-versa. Je ne sais pas si c’est un jeu, qui mène la danse, ou si c’est nécessaire. Si l’un de nos abandonne, l’autre s’affaisse. Il faut juste trouver un équilibre.

Je bloque le passage. Parfois, des gens viennent, des gens arrivent. Souvent sans dire pardon, parfois le portable collé à l’oreille, pour eux je n’existe pas. J’ai peur qu’ils me marchent dessus, si on m’écrase le pied, je suis foutu. Je suis foutu, quoiqu’il en soit.

J’ai raté mon train.

J’ai laissé mon bouquin sur un sac. Peut-être que je vais l’oublier là, consciencieusement. Il voyagera de train en train, de main en main, book-crossing improvisé.

Je me dis que les voyages en train, ça a toujours été source d’inspiration. La majeure partie de mes histoires, je ne les invente pas, elles viennent à moi, soit le matin, quand j’ai, comme tous ces gens, le regard vaseux, soit que je suis à bord de trains comme ça.

Sauf que là, j’ai mal au cul, monstrueusement.

Au plafond, je fixe un crochet, pour se pendre.

Ah non, pour accrocher les vélos.

Celui qui est près de moi, un vélo de compét’, vraiment chouette, « tuné », pas vraiment un Fixie, car il a un frein, mais un seul, à l’avant, un crâne en plastique sur la barre latérale, mode easy rider, cool, des années 2010, un autocollant plastifié glissé, coincé entre les jantes « Paris Chill Racing ».

Je me colle la tempe contre la barre d’acier, pour sentir sa froideur, pour ne pas m’endormir. Si on m’écrase le pied, je suis foutu.

Je rêve éveillé d’un wagon à bestiaux qui parcourt la rive sud du Mississippi. Je sens l’odeur du foin et de la bouse de vache. Je viens de traverser les voies tracées par les pionniers, je vais moi-aussi partir à la conquête de l’Ouest. Et, tant qu’on y est, des autres points cardinaux également.

Le bruit, mécanique, grandiose, arythmique. Déviant. Jazzy. Le bruit des rails qui sillonnent les grandes plaines.

Le vieux Neil me tend la main et tire mon bras pour que je puisse me hisser sur la plateforme.

Désolé, Old Man, de me lamenter. Mais j’ai mal au cul.

Je repense à toutes ces camionnettes, garées sur la parking derrière la gare. Hôtels de passe de fortune. Quand la bougie est allumée, ça veut dire que la voie est libre.

La bougie était allumée.