Les souvenirs – ils vont, ils viennent
comme des roses qu’on sèche avant qu’elles se fanent totalement. On les préserve mais l’éclat – la flamme – reviendra jamais complètement.
Comment décrire ça ?
Comment raconter Berlin – la claque de ma vie, le changement si radical, si profond qui s’est opéré en moi après avoir croqué Berlin ?
Printemps 2001 – un an après avoir croisé la route d’Alexis Markowicz.
Un an, et j’ai pas changé – maladivement timide, introverti, je dessine dans mon coin des histoires de science-fiction absolument absurdes, et je me plonge dans les livres et je me passionne pour le Big Bang et la théorie des cordes.
Printemps 2001 – et on est pas encore vraiment plongé dans le XXIème siècle, à l’ombre des tours mortes.
Printemps 2001 – échange scolaire, une semaine chez mon corres à Berlin.
Printemps 2001 – et un Deutsche Mark = 3,45 Francs.
Printemps 2001 – et à la Gare du Nord toute la classe monte dans un train de nuit direction Berlin Hauptbahnhof.
Le trajet est le plus long de ma jeune vie. La nuit, je me réveille plusieurs fois et je, je sors de ma couchette et je scrute les rails et les paysages qui défilent par la fenêtre. Dans mes souverêves je compte – et vers 4h du mat’ j’ai l’impression que ça fait la septième fois qu’on passe là, à Bruxelles.
Je me réveille tant bien que mal au milieu du quai – mes sens sont pas du tout en alerte – et cette langue que tous les voyageurs baragouinent autour de moi en me bousculant souvent – cette langue c’est de l’Allemand. Première fois que j’entends vraiment parler Allemand. Et moi qui maudissait mes parents d’avoir choisi pour moi Allemand LV1, tout ça pour me retrouver dans une bonne classe !
Printemps 2001 – et je monte pour la première fois dans un S-bahn aux couleurs du soleil couchant. Un peu plus tard, je suis happé par mon corres, qui vient me récupérer à l’école où on a rendez-vous. Julius, il s’appelle. Je préfère pas lui dire que j’ai appelé ma gerbille pareil. Dès qu’il me cueille, on galope jusqu’au métro, et on embraye sur douze stations, deux changements, avant d’arriver chez lui. Et dire que moi, j’habite à dix minutes du collège et mon père m’y dépose devant tous les matins…
À l’appart’, Julius me dit, en parlant doucement et en employant le plus de mots français qu’il peut, que sa mère est pas encore rentrée du travail. Il me laisse poser mes affaires dans la chambre d’amis – je me souviens qu’il y a une revue MAD sur une étagère, et puis quand je le rejoins il est dans sa chambre il joue à Diablo II. 17H30 – visiblement il est l’heure de manger parce qu’il fait des va-et-vient dans la cuisine et y ramène du pain industriel grillé et du beurre de cacahuètes. Il mange ses tartines en continuant sa partie. Je le regarde jouer.
Pour m’y préparer, j’ai lu pas mal de bouquins sur les jeux d’héroic-fantasy.
Printemps 2001 – et, le lendemain et les jours suivants, avec ma classe on visite Berlin. Le Pergamon Museum, la Fernsehturm, la Gedächtniskirche en forme de rouge à lèvres, le quartier de Prenzlauer Berg, et surtout, le gros piège à touristes – Checkpoint Charlie. Le Reichstag vient d’inaugurer sa coupole panoramique. Dans le ciel au dessus de Berlin, je compte les grues – il y en a au moins une vingtaine et pour la première fois de ma vie je sens que tout bouge autour de moi, je sens que je suis au beau milieu de l’Histoire en train de se faire.
Pour m’y préparer, j’ai lu pas mal de bouquins sur l’Histoire de Berlin.
Printemps 2001 – j’ai 13 ans et il pleut. Et je passe à côté de Bahnhof Zoo –sans vraiment visiter le zoo – sans vraiment voir la faune et la flore de la gare et de ses alentours – et bizarrement, Christiane F., on l’a jamais étudié en cours d’Allemand.
Pour m’y préparer, j’ai lu pas mal de bouquins sur les enfants de Bahnhof Zoo.
Printemps 2001 – j’ai 13 ans et il pleut. J’ai 13 ans et ce qui est le plus mémorable dans ce séjour – comme dans tous les séjours scolaires j’imagine – c’est quand les profs sont pas là et qu’on est libre de faire toutes les conneries du monde. Et les conneries c’est la visite inopinée d’un blockhaus, un cache-cache dans le Ka-De-We. Et les conneries c’est aussi le Sony Center, tour de verre et de métal érigée au beau milieu de l’ancien no-man’s land de Potsdamer Platz – symbole du capitalisme triomphant – le Sony Center et son lac artificiel – son lac artificiel où je plonge les pieds, et où je crois marcher sur l’eau – et surtout au bord duquel les filles me regardent ‘un œil chelou – genre « Qu’est-ce qu’il fait, lui, là ? ».
Pour m’y préparer, j’ai lu pas mal de bouquins sur les gens qui font n’importe quoi.
Printemps 2001 – je fais ce que je veux – avec insouciance, sans aucune contrainte – et ma prof de français aurait pu le leur répéter, à ces filles tout juste pubères : « Le ridicule ne tue pas, sinon Ben Howl serait déjà mort. » Elles s’attendent, c’est sûr, à ce qu’on les surprennent, mais pas trop quand même – et surtout pas comme ça !
Printemps 2001 – j’ai 13 ans et je découvre le jazz. Mon corres joue du tuba dans un Band et il se donne en concert à la Kunstfabrik Schlot – le dimanche matin, dans une ambiance feutrée.
Le seul problème, c’est que je suis imperméable à ces relents de Chet Baker, de Duke Ellington et de Count Basie qui me bercent pourtant les oreilles. Pourquoi ?
Parce que, visiblement, je suis encore trop jeune. Et que j’ai pas encore eue la Révélation jazzique.
Parce que, visiblement, la veille, c’était la BOUM. Ouais, la boum, avec ces filles, ces adolescentes de Berlin ou d’ailleurs qui veulent danser avec tout le monde, même avec moi quand les garçons de la classe sont pas dispo pour le quart d’heure américain de Berlin. Ma première boum – dans un lieu de culte protestant, prêté pour l’occasion par le père d’un des corres. Une boum – où les panaché se boivent sous le manteau. Une boum où passe de la musique dégueulasse et où je me sens un peu transparent. Une boum où les filles se sont faites toutes belles, pour, qui sait ? connaître leurs premiers émois.
Une boum, cerise sur le gâteau de tout le séjour, qui me fait devenir grand à Berlin, parce qu’elle me fait prendre conscience, dans la frustration et l’indifférence – moi, pauvre garçon interminablement cloué sur mon banc, de cette impitoyable leçon de vie :
Ce que tu vis est plus important que ce que tu lis.