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L’Autre et le Manque

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Une clope.

Il me faut une clope. Maintenant.

« Сейчас – это сейчас. »

Dès la correspondance à Minsk envie de fumer.

Prier pour tenir tout le séjour.

Dix jours au Kazakhstan.

Et la suite ?

« Mouais… Je vois pas trop ce que tu veux dire mais en russe ça veut pas dire grand-chose. »

Astana – je sors juste du train.

Dernier jour.

Fin juillet – temps totalement dégueulasse et

je me souviens entre Autre de cette conversation avec Marlène.

« Maintenant c’est maintenant » –

la formule que j’assène comme une révélation

depuis la Pologne – Teraz jest teraz

et que je traduis en russe.

« Mouais… Je vois pas trop ce que tu veux dire mais en russe ça veut pas dire grand-chose. »

Marlène se marre – ça lui semble

ridicule.

« Peut-être que ça veut pas dire grand-chose, mais pour moi ça

veut dire beaucoup. »

Je veux juste fumer une clope.

On est dans son salon, après une heure de jogging sur les rives de l’Irtych. Pendant toute la course

Сейчас – это сейчас

flottait autour de moi.

Tout en sueur, après avoir partagé cette trouvaille linguistique entre Autre

on fait l’amour.

Et la suite ?

Le train Kazakhe

Ce matin Marlène m’emmène au train.

Sur le quai entre les lignes elle m’enlace – légèrement.

Pas de départ larmoyant – tant mieux. On est tous les deux pas très doué pour les adieux.

À quoi bon de toute façon – puisque ce sont pas des adieux.

Juste des au revoir

et on se reverra

dès son retour en France dans moins de deux mois et

Entre Autre on s’enlacera de nouveau et on refera l’amour et rien

aura changé.

Depuis j’ai envie de fumer.

Et je suis à la limite du Manque

depuis dix jours –

Entre Autre

Manque

elle me

Manque

déjà.

Et la suite ?

Le trajet en train – impressionnant.

À travers les steppes impression

que le ciel comme mon cœur se déchirent.

D’un côté ciel limpide – bleu diamant.

Plein d’envolées lyriques et de bonheur promis.

De l’autre nuages noirs – ciel tourmenté.

Orageux.

Et au milieu

des rails

et moi perdus.

Je déraille.

J’aimais bien

entre Autre

sentir son parfum

caresser sa peau

et l’observer les yeux fermés quand elle s’oubliait

ma queue ceinte dans sa chatte.

Manque.

Le Manque parfois

dans mon esprit s’insinue.

Heureusement Marlène me propose souvent certaines activités

sexuelo-ludiques

qui me détournent souvent de cette idée.

Dix-sept heures.

Manque.

Café Costa dans l’une des artères d’Astana.

Je sais pas où je suis.

La pluie dehors.

Glaciale.

Qu’est-ce qui leur a pris de foutre leur nouvelle capitale

au milieu de nulle part.

Partout la capitale

littéralement CAPITALE

sent le fake et le décor de cinéma.

Je commande un espresso.

À ma droite au fond du café – une fille – même

style vestimentaire, même

posture droite, même

frange… – Marlène ?

Elle m’a suivi jusqu’ici ?

Manque –

Je déraille – car

c’est pas elle – évidemment…

La fille sourit – rit parfois.

Cet instant me trouble – et mon cœur bat la chamade.

Ce rire est le rire de notre

bonheur futur.

Et la suite ?

Je quitte l’endroit le cerveau sur off

et je marche jusqu’au centre-ville.

Des buildings somptueux désignés par les plus grands architectes contemporains, le

quartier des affaires, les ambassades –

des maisons de style néo-victorien

bon chic bon genre

le fake du fake

cerclé par des grilles immenses –

et toujours ce même

ciel noir.

Fake fake fake

Manque.

Entre Autre je me sens déprimé –

je suis un chien errant dans les ruelles boueuses et ternes

je me sens seul

en évitant les flaques d’eau.

Flaque flaque flaque

Marlène

est pas là.

Manque.

Il y a quelques mois devant le cinéma :

« Je retourne chez moi au Kazakhstan cet été.

Tu viens me rendre visite ? »

Découvrir sa famille

l’endroit où elle a vécu

toutes ces années –

sa chambre dont

les murs gèlent l’hiver

ses lieux de vie.

Et surtout la chance qui s’offre à moi

de rentrer un peu plus

au cœur de sa vie.

Je suis sous-alimenté en nicotine

et parfois le Manque prend

le dessus.

On est allongé dans son lit –

câlins brûlants au clair de Lune.

Je lui caresse la chatte

j’entends ses gémissements étouffés

je rugis déjà à l’idée de

pénétrer en elle.

Soudain

Quelqu’un !

Une présence entre

elle

et moi –

un fantôme, un spectre, une chimère.

Une distance.

Impossible à franchir.

Je le sens –

l’Autre à ses côtés.

Et moi je

déraille –

Manque –

je nage en plein délire.

Qu’est-ce que je fous là ?

Physiquement dans

son lit

et dans son cœur

il y a une place pour moi ?

Au cœur de sa vie.

Je sens soudain son cœur

battre à travers sa poitrine –

il bat pas pour moi.

Un remplaçant. Un

Imposteur. Un

choix par défaut parce que

l’Autre est pas là.

Je déraille –

vague abondante –

vagabonde désormais seul –

même le chien errant m’a

abandonné

dans les ruelles de cette improbable capitale

aux monuments – comme elle – trop somptueux pour être

réels.

Et où le ciel pleure avec vous mon effroyable douleur,

ma folie et ma solitude.

Et la suite ?

Je quitte cet endroit morne et tourmenté.

Satanée Astana.

Dernier bus pour l’aéroport

où je finis par craquer –

je demande une clope à un chauffeur de taxi qui

voyant ma triste gueule

et mon cœur déchiré

me file tout un paquet.

Et la suite ?

La suite c’est

la nuit dans cet aéroport

Marlène de retour en France,

et cette présence toujours – je

la ressens derrière moi

un fantôme, un spectre, une chimère

et deux ans d’une histoire qui

en dents de scie

s’est poursuivie

sur une pente toujours descendante.

La suite c’est

le Manque –

le Manque et l’amour.

L’amour malsain qui vous ronge et vous consume.

toi et l’Autre

Jusqu’au mur – au fracas final.

On était pas fait l’un pour l’Autre.

Histoires de L’Oncle Ben – 2

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Et voici où en est venue notre histoire la dernière fois que mon neveu – S. , 5 ans – m’a rendu visite.

Il faisait moche ce week-end là – donc hors de question pour nous de passer beaucoup de temps dehors. Et chez moi, je n’ai pas vraiment de quoi occuper un enfant de cinq ans – en tout cas, c’était ce que je pensais.

De mon époque aux beaux-arts, il me restait quelques grandes feuilles – format raisin, 50x60cm – des crayons, des fusains, des pastels, des pinceaux et de l’encre de Chine. J’ai aussi ressorti de mes cartons de vieilles fresques que j’avais réalisées avant que j’arrête le dessin. Et l’une d’entre elle représente un combat contre un dragon – assez apocalyptique.

fresque d'un combat contre un dragon

fresque d’un combat contre un dragon

Mon neveu s’est figé et n’a pas fait un bruit pendant deux minutes, le temps de voir toute l’histoire qu’il avait devant lui, sur la feuille de papier que je lui montrais.

Puis il a posé sa feuille sur la table basse du salon, s’est accroupi autour, a saisi les crayons de couleur qu’il avait ramenés, et il a dit: « Moi aussi je vais dessiner un dragon! »

Je pensais que cette envie soudaine de dessiner allait lui durer une heure et qu’il finirait par se lasser. Je cherchais même quel dessin animé on pourrait regarder après – et j’avais une préférence pour « Le Roi Lion » d’autant plus que ça faisait vingt ans que je ne l’avais pas vu.

Mais non. Mon neveu a tenu bon. Et même plus: le lendemain matin, dès son réveil, il n’avait qu’une envie: poursuivre le dessin qu’il avait commencé la veille.

Voilà le résultat de notre première œuvre d’art à quatre mains.

Notre fresque avec mon neveu

Notre fresque avec mon neveu

Remarquez Igor l’ogre, Hector le dragon-poulet inoffensif, Dragonstan le dragon de S., un dragon à deux têtes avec un méga-poing et un méga-poing trop puissant et une armure anti-mitraillette, un château-fort avec des remparts, un pont-levis des mitraillettes et une caméra de surveillance, et une super-mitraillette

Les enfants sont formidables…

Aussi, avant de s’endormir, il m’a demandé: « Dis, Tonton, comment ça se fait que tu es devenu chasseur de dragons? »

C’était une excellente question.

Je suis resté silencieux quelques instants, le temps que les idées fusent dans ma tête et que je puisse broder une histoire qui tienne la route.

Je me suis lancé – sans trop savoir où j’irais – et surtout, sans imaginer une seule seconde que le récit que j’allais être assez crédible pour S. :

« Tu te rappelles mes dessins de dragons que je t’ai montrés? Un jour, alors que je participais à une expo, un gars est venu vers moi et il m’a demandé: « Ça vous dirait d’en voir en vrai, des dragons? » Alors, tu me connais, j’ai dit: « Bien sûr! » Il m’a alors expliqué qu’il était capitaine d’un bateau et qu’il cherchait quelqu’un pour faire à manger, à lui et ses matelots, quand ils parcouraient les sept mers à la recherche des derniers dragons sauvages.

– Wow!

– Ouais… C’était une chouette période de ma vie… » j’ai fait en soupirant – me remémorant d’innombrables souvenirs qui devenaient réels au moment où je les racontais.

« Pourquoi tu as arrêté?

– Parce que le capitaine se faisait vieux et qu’il a dû revendre son bateau.

– Ah ouais? Et qui est-ce qui possède son bateau maintenant?

– Un milliardaire Russe, je crois bien…

– Et tu leur faisais quoi à manger, aux hommes qui étaient sur le bateau avec toi?

– Boarf… Des patates, des poissons frits… Un peu la même chose que ce que je vais te préparer demain midi… »

L’imagination et la curiosité de mon neveu, pourtant déjà bien aiguisées, s’agitaient et fusaient de partout.

« Oncle Ben! Je sais qu’il y a des dragons dans la mer!

– Oui! Ça s’appelle des léviathans.

– Tu en as vu quand tu étais sur le bateau?

– Non, malheureusement… Ils sont beaucoup plus difficiles à dénicher que les requins ou les dauphins.

– Et il s’appelait comment, ton Capitaine?

– Corto Maltese. »

Corto Maltese

Corto Maltese – (c) Hugo Pratt, Casterman

Mon neveu connaissait pas ce nom – chez moi très familier. Alors je lui ai montré ma collection de BD Corto Maltese. Quand mon neveu a vu le « vrai » Corto sur la couverture, il a demandé:

« C’était ton Capitaine?

– Non. [il faut rendre à Hugo Pratt ce qui appartient à Hugo Pratt] Mon capitaine a pris le nom de « Corto Maltese » quand il est devenu Capitaine, en hommage à ce gars là. »

J’ai laissé mon neveu s’émerveiller sur quelques pages, et j’ai poursuivi mon histoire – une histoire qui me dépassait largement – et j’étais pas au bout de mes peines.

« Tu vois, les boucles d’oreille de Corto Maltese sont en or, parce qu’il était capitaine. Moi, mes boucles d’oreille sont en argent, parce que je n’avais qu’un petit rôle, j’étais seulement le cuisinier du bateau… »

Le regard de mon neveu s’est posé sur une page. Sur cette page.

Corto et le magicien Vaudou

Corto et le magicien Vaudou – (c) Hugo Pratt, Casterman

« Tu as vu Tonton, là, le monsieur, il a un masque! C’est rigolo!

– Non, c’est pas rigolo… C’est un magicien Vaudou.

– C’est quoi, un magicien Vaudou? »

Alors j’ai ouvert mon ordinateur et je lui ai raconté le Bénin, le Vaudou, tout ce que j’avais vu, senti, mangé, vécu là-bas pendant les deux semaines de mon séjour, je lui ai montré toutes les photos qu’on avait faites de tous ces festivals, ces carnavals, ces rites Vaudou, ces fêtes de villages. Et, parce que je suis un oncle j’ai conclu en disant: « Bon, allez, c’est l’heure d’aller se coucher! »

J’ai éteint la lumière, on a dormi comme des pierres. Mais des semaines, des mois plus tard, il y a encore une partie de nous deux qui écume les mers avec Corto Maltese, à la recherche de dragons sous les tropiques.

Histoires de l’Oncle Ben

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« C’est toujours un succès! »

« C’est toujours un succès »

Il paraît que commencer un texte par une petite blague, ça détend tout de suite l’atmosphère…

J’ai raconté la semaine dernière l’histoire de dragons que je venais juste d’inventer et d’improviser à mon neveu sur le chemin de l’école – du coup je me devais de déterrer ce texte, écrit l’année dernière à l’approche de Noël.

Je ne sais pas d’où c’est venu,

si c’est lui, si c’est moi –

quoiqu’il en soit,

pour mon neveu –

S. , 5 ans,

je suis un chasseur de dragons.

Du coup notre relation tourne autour des dragons. Quand je lui offre un cadeau, c’est souvent des peluches, des bouquins, des Lego ou des Playmobil… dragons. Quand je pars en voyage – et Dieu sait si ça m’arrive souvent – j’essaie toujours de lui trouver une carte postale avec un (ou des) dragon(s) dessus…

Il y a certains endroits plus faciles que d’autres pour ça, comme à Ljubljana où j’ai traversé le Zmajski most (« pont des dragons ») sur la rivière Ljubljanica – le dragon étant le symbole de la ville – ou à Cracovie, au pied du Mont Wawel, où autrefois, d’après la légende, un dragon vivait dans une grotte – bon, d’après cette même légende, ce dragon dévorait les jeunes filles, mais ça, je ne lui dis pas, à mon neveu…

Zmajski most – le pont aux dragons à Ljubljana

Extraits choisis d’échanges avec mon neveu – pour construire une histoire – un mythe! – qui évolue, qui grandit en même temps que lui.

1) « Tu sais, S. , je suis un chasseur de dragons. Mais je ne leur fais aucun mal. Je ne les capture pas. Je veux juste les observer dans leurs milieux naturels. Je ne suis pas un braconnier. » – Ces phrases, je les ai prononcées assez tôt dans l’histoire, afin de rassurer le petit, qu’il puisse se dire « Mon tonton chasse les dragons, mais il est gentil avec eux. » Et d’ailleurs, je le rassure aussi de l’inverse: « Et les dragons sentent que tu viens en ami, ils restent sauvages, farouches, mais ils ne te craignent pas. »

En ce temps là, j’avais en tête les vestiges d’un film que j’adorais regarder quand j’étais gamin: Cœur de dragon

2) Autre jour… « Tonton, tonton!

– Yep! Qu’est-ce qu’il y a?

– Les dragons, ça existe pas! »

Ouch… Je savais que ce moment là allait arriver. Mais je pensais que ça viendrait bien plus tard, et pas de la bouche d’un garçon de quatre ans qui croit encore au Père Noël. Je me suis trouvé désemparé. Comment ne pas me faire griller? Comment conserver la flamme dans ses yeux lorsque je lui parlais de tous ces endroits, de par le monde, des déserts espagnols aux steppes kazakhes, où j’avais vu des dragons?

« Pff… Tu dis n’importe quoi! BIEN SÛR que les dragons existent!

– Non! C’est faux!

– Ah ouais?! Regarde! »

J’ai dégainé mon smartphone, cliqué sur l’application Youtube, et lancé une recherche pour les termes « DRAGONS DU COMODO » en indiquant bien à mon neveu ce que je tapais sur le clavier tactile.

Et mon neveu a découvert, les yeux écarquillés, le cœur battant la chamade, que je lui mentais pas: les dragons existaient bel et bien.

Ça ne l’a pas empêché de s’exclamer: « Mais ils n’ont pas d’ailes!

– Normal!… »

Oui, j’avais une explication à tout, même à ça…

En fait, jusqu’au Moyen-Age, on chassait énormément les dragons – et pas de façon gentille comme moi. On les chassait pour leur sang et leurs oeufs – on disait que se baigner dans du sang de dragon ou manger leurs œufs rendait immortel ou éternellement jeune. On chassait tellement de dragons qu’à la fin, il en restait très peu – c’était une espèce en voie de disparition. Maintenant, les dragons sauvages se cachent aux hommes et il faut être un fin aventurier pour trouver leurs repères.

Mais alors les dragons sauvages se faisaient de plus en plus rares, les hommes ont commencé à les domestiquer. Ils ont bouché leurs narines de manière à ce qu’ils ne puissent plus cracher du feu, et ils leur ont couper les ailes de manière à ce qu’ils ne puissent plus voler. Au fur et à mesure, de génération en génération, les dragons domestiqués ont fini par ne plus cracher de feu et par avoir des ailes de plus en plus petites, jusqu’à ce que celles-ci disparaissent. C’est ces dragons domestiques – dont les dragons du Komodo sont un exemple – que mon neveu a vu sur les vidéos que je lui ai montrées ce jour là. Des dragons sans ailes qui se baladaient tranquillement en plein milieu des villages d’Indonésie à la recherche de nourriture.

3) Un beau jour, mon neveu s’est pris de passion pour l’archéologie. Il s’amusait avec son petit marteau à casser des briques dans le jardin, jusqu’à ce qu’il finisse par trouver une « dent de dinosaure » – même si elle était en plastique. Ce qui m’a permis de lui affirmer, le plus sereinement du monde, que les dragons « sont les descendants des dinosaures.

– Mais Tonton! Les dinosaures ont pas d’ailes.

– Bah si mon grand! Les ptérodactyles ont des ailes!

– Mais les dragons n’ont rien à voir avec les ptérodactyles! Ils ont pas de bec!

– Mmmm en fait c’est un mélange entre les ptérodactyles, les tyrannosaures et les triceratops. »

Ou comment faire un mix entre Jurassik Park et Cœur de Dragon…

Il y a aussi la fois où j’ai tenté l’expérience de me faire un tatouage. Mais pas n’importe lequel.

Pour celles et ceux qui ne comprennent pas, ce sont des sinogrammes qui signifient « Menu 56 sans épices ». Bien pratique pour commander sans parler le menu numéro 56 dans tous les restos chinois du monde.

Menu 56 sans épice

Quand j’ai montré ce tatouage à mon neveu, j’ai pu évoquer avec lui des tas d’histoires sur les vénérables dragons chinois qui survolent encore de nos jours la Grande Muraille…

Et enfin 4) – et on va conclure là dessus pour aujourd’hui – il y a cette fois où, à Tenerife – me demandez pas pourquoi j’ai atterri aux Îles Canaries, c’est pittoresque en plus d’être complètement con, je sais pas encore si ça vaut ou non le coup d’être l’objet d’une prochaine histoire… – à Tenerife, donc, j’ai entendu parler d’un dragonnier millénaire. Cet arbre est le plus vieil arbre de l’île – et comme c’est un dragonnier, un « arbre à dragons », j’ai décidé d’aller le voir, pour le montrer en photo à mon neveu. De Puerto de la Cruz, où je séjournais, j’ai donc décidé de me rendre à Icod de los Vinos, où l’arbre se dresse face aux visiteurs imprudents. En voiture ou en transports en commun, ce serait trop facile donc j’ai opté pour l’ajout d’une difficulté supplémentaire histoire de pimenter mon périple: j’y suis allé à pied. 27Km de rando, sans plan – mais avec l’imprim’ écran de l’itinéraire Google Maps sur mon smartphone qui ne disposait pas d’une connexion 3G – sur les chemins qui bordent la côte nord de l’île.

rando à Tenerife à la recherche du dragonnier d’Icod de los Vinos

Une belle épopée – qui s’est finie de façon assez misérable: après moultes péripéties et un trajet bien plus long que ce à quoi je m’attendais, je suis tombé de fatigue au beau milieu d’un bar juste devant l’entrée du parc où se situe l’arbre tant convoité. Un regain d’énergie m’a permis d’y accéder, mais le regain en question a duré deux minutes – juste le temps qu’il m’a fallu pour faire le tour du dragonnier et le prendre en photo sur toutes les coutures.

Évidemment, toutes les images sont floues.

Mais ça a fait une belle expérience – et une histoire de plus à raconter au neveu: « Tonton a fait le tour de l’arbre à dragons! »

dragonnier millénaire d’Icod de los Vinos

dragonnier millénaire d’Icod de los Vinos

dragonnier millénaire d’Icod de los Vinos

Ma route ta route

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J’étais arrivé à une période de ma vie où je commençais à comprendre que le bonheur – le bonheur pur, constant, idéal –

existait pas.

C’était un état qui était sans doute perpétuellement

« à rechercher »

mais je savais pas par

où bordel commencer – je me posais

même pas cette question en

vérité – tout aveuglé comme j’étais de brûler la

vie par les deux bouts – le petit Ben aux allumettes – tout

flamboyant guettant pschhhhhhh des bâtons de dynamite – et en vérité aussi je

m’emmerdais grave.

« La route, la route… » je jurais que

par elle oh oui la route prenons la ensemble peu importe la

destination ce qui compte c’est la route et j’en ai

écrit des pavés sur la route – et je comprenais soudainement que pour toi ont était pas « sur » la route – on était

même pas « au bord de » la route – en fait cette route dont je

te parlais tout le temps un murmure un cri une litanie depuis le

jour où on s’était connu tu y

croyais pas.

Tu y avais jamais cru en vérité –

Tu t’étais engouffrée dans un

délire avec moi – un délire délicieux que je t’offrais sur un plateau – parce que c’était fun parce que ça

faisait des trucs à raconter plus tard au coin du feu à tes

petits enfants. C’était une aventure qui allait t’arriver qu’une

seule fois dans la vie – parce que c’était unique extraordinaire – parce que ça te changeait tellement de

ton train-train quotidien.

Mais tu y adhérais pas en vérité – tout ce que tu voulais après

nos voyages nos tracés sur le bitume – c’était y revenir – dans ton quotidien – et de t’y ancrer – jusqu’à la prochaine fois, la prochaine

folie.

Et moi en vérité j’y croyais. C’était tangible. On pouvait

passer toute notre vie comme ça – à bourlinguer – une vie faite d’amour de macadam et d’eau fraîche.

Quelle connerie!

Et le pire dans cette histoire c’est que tu m’avais donné l’envie et

les raisons d’y croire et en vérité tout était que chimère.

Mais est-ce que tu avais pas raison? Te fixer plutôt que

te détruire à cramer l’asphalte? Et vivre un peu de la vie dont on a un jour rêvé – l’avoir à

portée de main, la frôler du bout des doigts – des vagabonds sans étoiles, des bandits de grand chemin.

Il suffit d’y croire pour y être.

La VRAIE vie – où personne nous demande rien – où personne se met sur notre chemin. Où RIEN est

impossible.

Ljubljana – chez Aleks

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« Dans toute l’Amérique, lycéens et étudiants s’imaginent que Jack Duluoz a vingt-six ans, qu’il est toujours sur la route, à faire du stop, alors que je suis là, à quarante ans ou presque, éreinté et accablé d’ennui, dans une couchette de wagon-lit, longeant à toute vapeur le Grand-Lac-Salé »

Jack Kerouac – Big Sur

Nan mais c’est quoi ce bordel ?

Les trains se succèdent à longueur de journée. Au moins je peux dormir un peu – tant bien que mal – et me réchauffer.

Dans toute l’Europe, lycéens et étudiants s’imaginent que Ben Howl a vingt-trois ans, qu’il est toujours sur la route, à faire du stop, alors que je suis là, à trente ans ou presque, éreinté et accablé d’ennui, dans une cabine de wagon, longeant à toute vapeur les montagnes autrichiennes.

Suben – Puchheim – Salzburg – où à la gare perdue entre les massifs enneigés j’achète un cigare – Villach et enfin Ljubljana.

Mon panneau sur la vitre du train

Les paysages qui défilent et personne qui vient s’asseoir dans ma cabine. Je pue tellement que ça ? Sans doute les restes de l’odeur du gazole que j’ai versé dans la bagnole de Dan avec mon entonnoir de fortune.

14h31 – arrivée du train en gare de Ljubljana. Le train continue plus au sud – vers Zagreb – la Croatie. C’est si tentant de rester dedans et de voir ce que ça donne là-bas.

Nan mais c’est quoi ce bordel ? Mec – attends de voir un peu ce que ça donne ici au lieu de toujours vouloir aller plus loin. Pourquoi/pour quoi faire, hein ?

Ici c’est le soleil qui m’accueille. Sensation agréable mais je suis chargé comme un mulet et dois encore continuer à porter sur moi des tranches de vêtements qui sont plus nécessaires.

Je me pose dans le café de la gare et je commande… un café [original nan?].

La serveuse bien aimable me file une carte de la ville et m’explique les lignes de bus.

Aleks – mon hôte pendant quelques jours – vient de m’envoyer un message : « Take it easy. I won’t be there till 5pm. » Fort bien. Je regarde où est sa maison sur le plan et je décide de m’y rendre à pied – histoire de me donner un premier aperçu de la ville.

Je trimbale mon sac de bidasse comme une tortue sa carapace. J’allume mon cigare – bien mérité ? – je sais pas – et je trace sur la Dunajska Cesta – une avenue très longue et très large.

En face de moi, la montagne qui grandit jamais alors que je m’approche d’elle – comme une fata morgana. La montagne – c’est con, c’est ce qui me surprend le plus ici. J’ai tellement pas l’habitude d’en voir là d’où je viens…

Je croise la Ulica 7. septembra et je m’arrête dans un petit parc où je lis et je pionce sur un banc. Dans mes oreilles le battement des trains d’aujourd’hui sur les rails s’ajoute au bourdonnement des moteurs d’hier sur les routes.

Je (re)lis mon bouquin – Jack Kerouac, forcément – et cette fois ci Big Sur. Le bouquin dans lequel son double-narrateur Jack Duluoz part vraiment en live à la fin – après toutes les merdes qui m’arrivent depuis deux jours je me dis que c’est bien là un roman de circonstance.

J’envoie un SMS à Camille et à Mélanie et leur fait part de mes dernières – mauvaises – aventures. Peu après mon portable vibre : « T’as craqué »… M’en fous. Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? C’était tellement difficile. Et j’étais tout seul. Bien sûr que ça m’enrage. Mais c’est ainsi. Au moins j’aurais essayé.

Soupir.

Take it easy.

17 heures – Il est temps de rejoindre Aleks.

Je trouve la maison d’Aleks après avoir un peu fait le tour du quartier. Un grande maison avec un jardin. Une voiture est garée à côté : un camtar Volkswagen jaune fluo – une ambulance allemande ou autrichienne j’imagine. Nan mais c’est quoi ce bordel ? Plus loin dans la cour il y a une moto – une Harley ? La porte est ouverte. Sur le seuil Aleks, 40 ans, cheveux dégarnis – plus petit que moi mais costaud et les yeux pétillants.

En une minute chrono les présentations sont faites – Aleks me dit que ma chambre m’attend à l’étage et qu’il va présentement voir son voisin. « Fais comme chez toi, fais ce que tu veux, take it easy. » OKAY.

Je cours à l’étage et je m’affale sur le lit sans même défaire mon sac de couchage. Je fais une sieste trop chargée pour me rappeler de tous les rêves que j’ai faits.

Ma chambre chez Aleks

Je me réveille une heure plus tard – dans le coltar – je mets quelques minutes à me rappeler de l’endroit où je suis.

Il y a une salle de bain à côté de la chambre. Je prends une douche bien méritée. Mais j’ai rien – pas de gel douche, de shampoing, de dentifrice. Et tout est rangé dans des armoires. Je fouille – et j’aime pas fouiller et me servir dans ce qui ne m’appartient pas. J’emprunte un peu ce que je crois être du shampoing. Je me frotte le corps avec du savon pour les mains – et me sert du dentifrice rangé dans l’armoire. Puis retour dans la chambre – je m’habille et sors mes affaires de mon sac de rando et je les range dans l’armoire – histoire de les aérer.

J’ai envie d’un café. Je me demande si Aleks est rentré de chez le voisin. Je descends tout paumé et pas encore bien réveillé à la recherche d’Aleks. Merde ! Par où je suis rentré, déjà ? J’ouvre une porte – la cuisine. Tout est impeccablement rangé. Il y a rien qui traîne, tout est dans les armoires. Après la cuisine je rentre dans une pièce. « Aleks ? Aleks, are you there ? » je fais. J’entends une voix. Il fait sombre. Je m’approche pour distinguer la forme qui se meut devant moi dans la pénombre.

Nan mais c’est quoi ce bordel ?

C’est une dame – très vieille – dans un lit d’hôpital. Elle me voit, elle me parle – mais en Slovène. Je tente un timide « Nie mówię po słoweńsku » à la mode polonaise – que je sais pertinemment faux mais pourquoi pas ?

Bon, j’aurais essayé – elle comprend pas, la vieille sur son lit d’hôpital – dont j’ai du mal à distinguer le visage – et j’imagine qu’elle aussi elle a du mal à me voir. Je veux pas lui faire peur, alors je lui montre un signe de paix, la main sur le cœur.

« Ben, Ben » j’entends, ailleurs dans la maison. Je dégage vite de là. J’ai dû la faire paniquer.

Finalement Aleks est là. Il sort d’une pièce dont la porte est celle que j’avais pas encore ouverte.

C’est son antre, sa garçonnière. Des canap’ un vidéoprojecteur, une toile, plein d’affiches, de drapeaux Jack Daniel’s sur les murs, et un frigo avec distributeur de glaçons – essentiel pour servir avec le Jack Daniel’s, et plein de bouteilles vides sur les étagères.

la garçonnière d’Aleks

Aleks voit que j’observe la pièce : « Moi ça me fait rien de boire toute une bouteille de Jack à moi tout seul. » OKAY.

Mais ce que je remarque surtout depuis tout à l’heure, c’est que ça sent la beuh à plein tube ! Nan mais c’est quoi ce bordel ?

Devant mon étonnement Aleks m’invite à m’asseoir dans l’un des canap’, me sert l’apéro – un Jack, évidemment – et me raconte son histoire.

Aleks est bodyguard. Et Biker. Il fait des bornes et des bornes pour aller à des meetings. Il fait partie des Hell’s angels. « Tu sais, je me suis déjà retrouvé un peu dans le même état que toi – la nuit sur une aire d’autoroute. Quand il pleut, mon astuce c’est que je m’abrite sous des cartons et des plastiques – ça tient chaud et c’est imperméable. »

Et il poursuit « Mais j’ai eu un accident il y a quatre, cinq ans. » Il souffre, qu’il me dit.

« Et c’est pour ça, l’ambulance à côté ?

– L’ambulance ? Ah ! Nan rien à voir » il rigole, « je suis en train de la retaper pour en faire un camper van.

– Cool ! Je pensais que c’était pour la vieille dame qui est dans un lit.

– C’est ma grand-mère. C’est sa maison ici. J’en hériterai quand… quand elle passera de l’autre côté. D’ici là, je m’occupe d’elle.

– D’accord.

– Tu as certainement dû sentir le cannabis en entrant dans cette pièce. »

Je hoche la tête. Aleks m’explique que les anti-douleurs classiques lui font plus rien – sauf à haute dose, mais ces remèdes pour chevaux le claquent. Le cannabis, c’est sa médecine alternative – son antalgique. « OKAY » j’acquiesce – en fumant une bonne petite taffe de derrière les fagots – et c’est vrai que c’est de la bonne.

« Homemade » il me fait. « J’en cultivais au sous-sol. Par contre désolé mec, je peux pas te montrer mes plants, il y a plus rien.

– Comment ça se fait ? » je demande.

Aleks me répond qu’il héberge plein de gens. Il y a une semaine, une de ses hôtes l’a dénoncé à la police pour possession et culture de plants de cannabis. Elle se servait de la chambre qu’Aleks lui offrait pour faire sa pute. Quand il l’a su, Aleks l’a menacé de la foutre à la porte. Alors elle s’est vengée. Les flics sont venus, ils ont tout démoli, foutu en l’air. « Heureusement il en ont laissé plein à terre. C’est comme ça que j’ai pu en sauver pas mal. »

Nan mais c’est quoi ce bordel ? Au sous-sol, Aleks cultivait du chichon alors qu’au rez-de-chaussée sa grand-mère est dans un état végétatif.

En tout cas, je suis tout stone et mon petit doigt me dit que je vais adorer ce séjour à Ljubljana.

Un morveux à Suben

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Gare de Suben

Dimanche 29/03/2015

07h – gare de Suben. Un simple arrêt. Pas de guichet, même pas de machine automatique. Je vais pas pouvoir acheter mon billet. Je vais frauder malgré moi.

Je me soulage sur un coin de l’arrêt. Mon nez coule abondamment – de froid. Je suis tout seul dans ce coin paumé, au trou du cul du monde. J’essaie de garder le moral et un peu d’énergie. Les oiseaux piaillent, et de loin – mais elles sont bien présentes – on entend les voitures. Moi je les entends depuis presque vingt-quatre heures et j’en ai ma claque.

Qu’est-ce qui m’a pris de faire ça ? Dans quelle merde je me suis encore foutu ?

Hier 22h30 à la station service Servus Europa je quitte ces Bulgares malchanceux dont la voiture est en panne. J’attends un peu devant mais je me les gèle. Faut dire que j’ai pas vraiment prévu de sortir des vêtements d’hiver – j’avais oublié qu’ici c’est pas le climat tempéré océanique du nord de la France, plutôt doux à cette période de l’année. Ici c’est la Mitteleuropa – climat continental et pour rien arranger montagnes tout autour. Je décide de faire un tour histoire de me réchauffer un peu. Je me traîne de nouveau sur le parking des camions – peut-être que je trouverai un avec une chambre frigorifique qui ira directement à Ljubljana ?

Ça me fait un peu flipper tout ça – je marche à travers les ombres des camions, dans la nuit, dans un endroit où personne sait où je suis. Et j’entends des bruits – mais j’arrive pas à déterminer ce que c’est. Et soudain, une porte de cabine s’ouvre, et voilà que sort… une naine.

Qu’est-ce qu’elle fout là ? Qu’est-ce qu’elle foutait là, dans la cabine, juste avant ? Elle a pas l’air trop habillée en tout cas, et elle a l’air d’avoir eu chaud. Et qui est-ce qui l’a suit ? Le chauffeur du camion. Il me sort « Désolé mon gars, on passe bien par Ljubljana, mais on part avant demain 22 heures. »

Ce à quoi la dame ajoute : « Tu veux rester ici pour la nuit ?

– Non, merci. » je réponds.

Et je décampe vite fait.

Je reviens dare-dare à mon poste. J’engraine les heures comme ça – à stationner dehors et à rentrer parfois à l’intérieur pour me réchauffer. Je vais de plus en plus activement vers les gens, pour leur préciser mon trajet : « ma pancarte n’indique que « Ljubljana – Slovenija » mais je passe aussi par Salzburg, Graz, Klagenfurt – où vous voulez. »

Je me fais accoster par un gars – un Roumain, conducteur d’une camionnette bleue qui s’arrête mettre de l’essence. Il ouvre la portière du véhicule – sans fenêtre – et je compte pas le nombre de personnes qui en sortent. Ils doivent être entassés là-dedans comme du bétail presque. Et le gars regarde ma pancarte et me dit – ou plutôt il me fait comprendre : « Tu veux monter avec nous ? On peut passer par Ljubljana… »

Genre il ferait un détour juste pour moi…

Même si je suis au bout du rouleau, c’est mort ! Pour rien au monde je veux monter dans cette cage à lapins roulante. Et ça sent mauvais – tout – lui, la situation… C’est quoi tout ce trafic ? Tiraillé par la fatigue, je me mets à psychoter grave.

Vers trois heures du matin j’aborde un gars de Slovénie. Il me dit d’attendre, dehors dans le froid de la nuit. Il rentre dans la station-service, je l’observe depuis le seuil. Puis il revient à sa caisse, la fait démarrer. Je capte pas pourquoi il me fait pas monter dans sa bagnole mais à cette heure là de la nuit, dans mon état et avec cet espoir qui jaillit en moi je me pose pas vraiment de questions. Le Slovène quitte la station-service en roulant au pas. Moi je cours derrière lui comme un débile avec tout mon barda. Il gare sa voiture au fond du parking – là où il fait sombre, tout près de la voie qui mène à l’autoroute – alors qu’il y a de la place ailleurs – partout, en quantité. J’aime pas beaucoup ça, je la sens déjà mal cette histoire. Puis le gars sort de sa caisse, me dit de le suivre, et remonte dans sa voiture. Je cours plus vite, comme un dératé – je lâche presque mes affaires sur le bitume. Enfin, quand j’arrive à même pas dix mètres de sa voiture soudainement il pousse un coup d’accélérateur et fonce sur l’autoroute dans la nuit…

Ça termine de m’achever. Je suis immobilisé, frigorifié – je viens de courir à en perdre haleine et dans cette nuit glaciale germano-autrichienne je crache mes poumons.

Je rentre dans la station service – sonné par ce qu’il vient de se passer et j’ai plus d’énergie.

Je m’assoupis sur une table vers 3h15.

Je me réveille trente minutes plus tard, complètement sonné et abruti par les néons sanglants. Tellement sonné tellement abruti que je sais même pas si tous les épisodes de poisse internationale que je viens de vous raconter se sont vraiment passés ou si c’était rien que des histoires – ou des souverêves ?

Dans mes oreilles le bourdonnement de la route, des voitures. Je sors – j’espère que me prendre une bonne rafale de vent glacial dans la gueule va me réveiller. Et je retourne à mon démarchage de chauffeurs. Mais personne peut me conduire jusqu’à Ljubljana, personne veut me prendre en lift, m’avancer un peu. Mentalement, ça commence à être très dur. Derrière moi, dans le courant d’air relativement chaud de la station-service, j’entends une nouvelle fois Take me to the Church.

Il s’est passé douze heures à peine depuis la première fois que je l’ai entendue cette chanson dans la bagnole de Dan – et j’ai l’impression que depuis la chance et mon mojo m’ont quitté.

Les heures passent encore. Un bus s’arrête. Il va jusqu’à Sarajevo mais – d’ailleurs malgré les efforts d’un passager pour convaincre le chauffeur – pas de place pas de place pas de place. Et le fait qu’il soit 6h30 et que le jour commence à pointer le bout de son nez arrange pas les choses.

Dans ma malchance j’ai une chance que l’aire d’autoroute offre une petite route vers le village voisin – Suben – et dans la station-service heureusement sur mon smartphone j’ai le wifi – faut juste que je fasse gaffe à la batterie. Je peux checker les horaires de trains sur le site des chemins de fer autrichiens.

Il y a bien une gare à Suben – et je pourrai arriver à Ljubljana cet aprèm et tant pis pour le stop. Ça a jamais été une fin en soi. Enfin pas pour ce séjour là. C’est plus « Peu importe la destination, l’essentiel c’est la route. » Et de toute façon, Camille est pas là. Camille est plus là.

07h – gare de Suben. Un simple arrêt. Mon nez coule abondamment. Le train s’arrête et m’aspire à l’intérieur.

07h – gare de Suben. J’ai laissé le rêve derrière moi. J’ai abandonné. Échoué. Camille, le défi à la con, tout ça – m’en branle. Là tout ce que je veux c’est me réchauffer et qu’on me foute la paix.

Et je me fous plein de morve partout.

à suivre…

« Draussen » – nuit, pluie, froid

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Je débarque à l’aire d’autoroute « Servus Europa » vers 19h. Dan me dépose puis il reprend sa route, direction Vienne, destination Constanța. C’était chouette ce lift avec lui –

Dan, sacré pépère. Je me demande si je le reverrai un jour – d’autant plus qu’on s’est pas échangé nos numéros de téléphone, nos adresses ou quoique ce soit.

L’aire d’autoroute est gigantesque. Ça se voit qu’on est à la frontière – une zone de passage, de transit importante – mais aussi une zone où les véhicules sont plus amenés à s’arrêter pour faire une pause – histoire de marquer le coup en franchissant les limites d’un territoire vers un autre pays.

J’ai de la chance tout va bien – ce sera sans doute facile pour me trouver un autre lift – peut-être même direct jusqu’à Ljubljana.

Et il n’est que 19h ! J’ai le teeemps, je suis laaarge ! Je vais largement gagner mon défi et mon pari avec Camille. Si la chance me sourit, je serai même à Ljubljana avant minuit – il ne reste que 450km je pense. Ça le ferait, non, de pouvoir boire une pinte de bière slovène dès cette nuit ?

J’en ai les yeux qui pétillent.

Je déboule dans le magasin de la station-service – d’humeur joyeuse, quasiment en sifflotant – histoire justement de prendre une bière. Je peux me le permettre, je peux déjà bien fêter toutes les avancées que j’ai accomplies aujourd’hui. Une bière c’est pas bien sérieux quand on est dans l’action – rien est encore gagné – je vais me prendre un café finalement.

La meuf à la caisse est aimable comme une porte de prison. « Draussen ! » elle me fait.

 

Elle pense que je veux vendre quelque chose avec ma pancarte. Elle veut pas que j’importune les gens.

Moi je veux juste souffler un peu, faire une pause. OK, je commence à comprendre la mentalité ici… Elle m’a regardé comme si j’étais nuisible. Du moins c’est ce que j’ai ressenti.

Peut-être qu’en réalité elle est frustrée, elle aimerait faire ce que je fais mais elle ose pas du coup elle s’énerve contre les gens de mon espèce et de ma trempe.

Servus Europa

Je peux réduire ma pancarte – retirer tous ces noms de villes que j’ai déjà traversées. Et je commence à faire le piquet devant.

Comme je le disais juste à l’instant, l’aire d’autoroute est grande, et j’ai des chances de trouver un lift assez rapidement – mais les voitures vont toutes en Hongrie, en Roumanie, voire en Bulgarie. À l’Est – pas vers le Sud.

Je me dis que c’est parce que Dan a traversé la frontière trop à l’Est pour moi, pour la direction que je veux prendre.

« Pourquoi tu n’essaies pas avec les camions ? » un gars me dit.

Il est 21h – arriver avant minuit à Ljubljana me paraît désormais clairement impossible – mais j’y comptais pas trop de toute façon. Par contre, ça fait deux heures que je suis sur cette aire d’autoroute en plus l’ambiance est pas trop funky et je vous avoue que je commence à le sentir mal.

le coin des camions

Je fais le tour du côté du parking de ces carcasses endormies – parce que j’ai rien à perdre.

J’apprends par l’un des conducteurs qui sort juste de sa cabine que les camions n’ont le droit de partir que demain – dimanche – à partir de 22h – sauf ceux qui disposent d’une chambre réfrigérante.

Je retourne brecouille à mon poste devant la station service.

Je fume la clope que Mélanie m’a filée. Mais je la savoure même pas. C’est pas qu’elle s’est toute rabougrie dans mes poches. C’est juste qu’elle m’écœure, j’arrive pas à la finir. Les voitures se font de moins en moins présentes, néanmoins elles sont jamais rares. Sauf que c’est toujours la même rengaine : « Romania, Hungary – no Slovenia. »

Qu’est-ce qui m’a pris de faire ça ? Dans quelle merde je me suis encore foutu ?

La nuit tombe. La pluie tombe. Le froid tombe. La pluie, le vent, le froid – je désespère.

À l’intérieur de la station je m’abrite – mais je ne dois pas lever ma pancarte – comme si c’était un signe ostentatoire de ma liberté de vaurien que je ne devais montrer sous aucun prétexte.

Il doit être 22h, 23h maintenant. Je me réchauffe un peu. Je m’achète des cookies et du lait – c’’est hors de prix mais je m’en tape – je bouffe de tout mon saoul. J’en propose à un couple Bulgare qui est bloqué ici car leur voiture est en panne. Ils semblent vouloir qu’on taille buvette mais au bout d’un moment je dois couper court à la conversation – faut que j’avance, moi, et je suis peut-être en train de laisser des opportunités.

Tu parles, Charles… Toujours personne.

En tout cas – si ça peut me rassurer – je remarque que quand tu penses être dans la merde il y en a qui le sont dix mille fois plus que toi – ce petit couple Bulgare qui désespère d’être sauvé.

ombre et pancarte

Et dehors les températures chutent, comme ces flocons de neige parfois qui tiennent pas.

Sacré Pépère

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Fanfare de klaxon.

Je me réveille en sursaut et le temps que j’émerge de ma sieste Dan me dit : « Désolé Ben, il y avait des enfants sur le pont qu’on vient de traverser. »

La voiture de Dan est en train de filer entre Francfort et Munich – il est 16h30 et je crois avoir dormi une bonne trentaine de minutes – et en plus de ça le soleil perce depuis quelque temps.

J’ai de la chance tout va bien.

Dan – sacré pépère.

Quand nos regards se sont croisés sur l’aire d’autoroute de Spy il était même pas midi. Dan était en train de gonfler ses pneus. Il a regardé ma pancarte et il a fait : « Je vais pas jusqu’au Luxembourg moi, mais je passe par Munich.

– C’est génial ! » Je me suis exclamé. « Ma destination c’est Ljubljana – les autres villes qui figurent sur la pancarte, c’est juste à titre indicatif. Plus je me rapproche de Ljubljana, mieux c’est ! »

Et c’est comme ça que j’ai embarqué dans la bagnole de Dan – une Volkswagen Passat blanche crade, il y a un vélo sur la plage arrière.

Dan me raconte : « Je l’ai eu à Mons, c’est pour ça que je suis là. Je le ramène chez moi – en Roumanie.

– Super !

– Ouais. J’ai une ferme là-bas. Je veux me lancer dans l’agriculture bio.

– C’est un chouette projet. Je connais pas la Roumanie. J’aimerais beaucoup y aller.

– Oui c’est un beau pays. » Dan me dit.

« Mon rêve, ce serait de suivre – en vélo – toute la rive du Danube, de sa source en Forêt Noire jusqu’à son Delta en Roumanie.

– Ah ouais ?

– Oui. Imagine tous les endroits que le Danube traverse, rassemble, sépare. J’ai déjà eu la chance de voir les sources du Danube. Je me suis baigné tout nu à Vienne, au niveau des Donauinseln, je suis allé à Bratislava, à Budapest. J’aimerais bien voir Belgrade, et Bucarest. En vélo – plus de trois mille kilomètres. Pour l’instant c’est un rêve, mais un jour je le ferai vraiment. »

La Passat filait vers Liège, Aachen, Köln, Frankfurt – et je ne voyais pas le temps passer.

Avec Dan on a discuté de plein de choses – de la ferme, de ses poulets, de ses autruches, de là d’où on vient, de nos voyages – par exemple, de ses séjours en Crète et de la meilleure saison pour y aller.

Dan – sacré pépère.

Dan vient de mettre la radio plus fort. Cette chanson. Puis celle-la. Je savoure chaque instant de cette virée en voiture.

Je reçois un SMS de Mélanie : « Tu t’en es sorti ? » Si tu savais ! Ça va au-delà de mes pronostics les plus optimistes. J’ai de la chance tout va bien – peut-être même que j’arriverai à destination dès ce soir.

On finit par s’arrêter – tant mieux parce que ma vessie est pleine. L’aire d’autoroute, c’est même pas une station service – rien d’autre qu’un parking avec juste quelques places – et pas un chat.

Je le regarde en haussant les sourcils. « Here we can make free pipi ! » Of course… Dan se soulage bien comme il faut – j’en profite aussi. Puis il me fait « Can you help me ?

– Yes, sure ! For what ? »

Il prend des trucs dans le coffre. Des bidons et une bouteille d’eau découpée de telle sorte à ce que ça ressemble à un entonnoir. Puis on verse de l’essence dans le réservoir. C’est de l’essence volée fournie par les conducteurs de camion, à moitié prix. En fait d’après ce que j’ai compris les conducteurs de camion disposent d’un forfait essence, payé par leur boîte. Mais pour quelques litres de plus ou de moins, les patrons sont pas regardants. Ça leur permet de revendre des litres et des litres d’essence et de s’arrondir leurs fins de mois.

La trappe à essence de la voiture de Dan

On remonte dans la voiture. Mes mains sentent un peu l’essence et j’ai du mal à déterminer si j’aime ou pas cette odeur.

On parle de plein de trucs – et c’est tant mieux parce qu’on est en train de faire sept cents kilomètres ensemble et c’est plus agréable de faire ça en se faisant la conversation.

Dan : « Tu sais, Dracula, il a vraiment existé.

– Ah bon ?

– Oui… Contrairement à ce que la légende raconte, c’était quelqu’un de très correct, pas du tout un vampire. »

Dan – sacré pépère.

On roule, on roule – et au bout d’un moment je m’aperçois qu’on s’est trompé de route. Enfin, non. En fait, on suit une autre route que celle que j’avais prévue, on a pris celle qui allait vers Linz – un peu plus au Nord, plus à l’Est – et ça m’arrange peut-être, car c’est l’autoroute. J’ai envie de suivre Dan jusqu’à Vienne – pour revoir la ville, pour m’y perdre cette nuit – qui sait ? – mais si je fais ça je vais m’éloigner encore plus de ma destination. Et je vais sans doute avoir du mal à me lever demain, et à sortir de ville. Car comme je le dis, le plus dur avec l’auto-stop, c’est de sortir de la ville et d’y rentrer.

Dan me dit qu’il y a des montagnes en Roumanie, et des monuments mégalithiques un peu comme à Stonehenge – et c’est pas un hasard, il y a un lien entre les deux – il DOIT y avoir un lien – obligé ! Et il me raconte d’étranges disparitions aux alentours… et toutes ces légendes et j’en ai des étoiles dans les yeux – un jour j’irai en Roumanie ! – Yallah – Un jour j’irai partout !

 

À suivre…

Un nouveau départ

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« Ça faisait longtemps, pas vrai ? »

Mélanie me dit.

« Ouais… » je réponds en regardant au loin, vers l’autoroute – et je repense à la dernière fois que j’ai levé le pouce – avril 2014 – un an tout pile – pour aller jusqu’à Lódz. À l’époque j’avais bourlingué jusqu’à Poznan et là-bas j’avais renoncé et j’avais pris un bus pour faire le reste de la route. À l’époque aussi je m’étais juré que ce serait la dernière fois – que je ressentais plus le besoin de faire du stop et que j’avais évolué, que je cherchais une vie plus stable.

Mais janvier 2015 le rêve m’a happé – LJUBLJANA écrit au feutre sur une pancarte – et me voilà maintenant teraz jest teraz début du printemps 2015 sur cette aire d’autoroute en Belgique – la plus proche de Lille, tout près de la frontière – c’est là que Mélanie me dépose – et l’expérience du bitume va enfin pouvoir de nouveau commencer.

la pancarte

Il est à peine 9h du mat’ – je récupère dans le coffre ma pancarte et mon sac de bidasse – comme elle dit. Mélanie me file la clope qu’elle vient de rouler en cadeau « Tu l’allumeras devant l’église rose en pensant à moi, d’accord ? » – elle m’embrasse ses yeux me souhaitent bonne chance et sa Peugeot 106 vert forêt – toute défoncée, rétro cassé – repart en klaxonnant joyeusement.

Et ça fait chaud au cœur – elle croit en moi.

Je suis content que Mélanie m’ait accompagné jusque là. Sauf hasard ce sera le dernier visage connu que je croiserai avant mon retour.

aire d’autoroute de Froyennes

aire d’autoroute de Froyennes

Je repense à ces derniers jours. Les préparatifs – la route à checker, la pancarte à élaborer. Et ce mélange d’excitation de hâte et d’angoisse. Pour le coup je dois avouer que l’excitation était en berne – c’était plutôt l’angoisse qui prédominait – et cette question : « Est-ce que je vais y arriver ? »

Je me suis persuadé que si j’allais là-bas, c’était pour y trouver quelque chose. Je vais transformer ce voyage presqu’en quête mystique.

Pourquoi pas ?

Car ce rêve de janvier, ce serait pas un signe ? Mais pour quoi ? Qu’est-ce que je cherche ?

Je suis lancé maintenant – livré à moi-même, je peux pas faire demi-tour. Je soupire. 1450Km jusqu’à Ljubljana. « Yalla ! » Camille dirait.

Camille… – avec elle j’ai fait le pari – stupide évidemment – d’arriver là-bas avant midi demain. Ça va être chaud mais pourquoi pas. Et je me souviens même pas de ce que je gagne si j’y arrive. Rien, probablement. Et Camille est pas là et Mélanie est partie et me voilà seul face à mon destin.

Quel rêve de merde…

Je me poste devant la station service. J’observe mon environnement. Je dois reprendre l’habitude – réapprendre à suivre les règles de l’auto-stop. Un an sans – je crois que je suis rouillé. Rester le dos bien droit, fier et vaillant. Faire signe à tous les gens que je croise et qui entrent et qui sortent.

J’ai de la chance tout va bien il fait assez beau. Enfin il pleut pas, il fait pas trop gris, pas trop froid.

Je rentre dans la boutique de la station-service. Je passe sous le portique pour pisser pour économiser 50cts. Il y a pas de petites économies.

Puis je me re-poste dehors. Un gars qui me voit lever le pouce vient vers moi et me dit :

« J’ai lu quelque part qu’un supporter du Racing Club de Lens a suivi deux cents matchs en stop. »

En rigolant je lance : « Eh ben il a intérêt à arriver à l’heure au stade ! »

Je me perds un peu dans mes pensées. Je fais le tour du parking des camions – nada. Mais c’est pas alarmant. C’est surtout la patience que je suis en train d’appréhender à nouveau. Le lâcher prise. Ça fait du bien et je reprends du poil de la bête.

Yalla !

Je reviens devant la station service et là – à 9h20 – un couple me propose un lift jusqu’à Namur – dans un minibus Mercedes.

J’ai de la chance tout va bien.

Et tout va encore mieux quand je fais la connaissance de Koen et Geertje. Dans le minibus ils m’expliquent avec un charmant accent flamand : « On vient de Gand. Ce week-end on a laissé les enfants chez leurs grands-parents à Courtrai, et on va retaper la maison qu’on a trouvée dans les Ardennes Belges. »

On parle de Gand, de Mons, de Bruges. Je suis aux anges – des échanges comme ça avec des gens que tu connais pas – le genre de trucs qui te redonnent foi en l’Humanité.

Et puis le jeune couple me raconte leurs randos, leurs trekkings en Slovénie. « On connaît bien ! On y est allé plusieurs fois. C’est pour ça – on a vu ta pancarte alors on s’est dit qu’on pouvait s’échanger quelques tuyaux.

– … Moi je connais pas du tout. Disons que j’y vais un peu à l’arrache. »

[Pas évident de dire « à l’arrache » en anglais…]

Et je leur dis pour la vision de la pancarte LJUBLJANA.

Sans sourciller ils me filent plein d’infos sur les endroits où aller – le lac Bled par exemple, ou Kranjska Gora – et vers 10h30 des idées de randos slovènes plein la tête ils me déposent sur l’aire de Spy – près de Namur – que je connais bien.

aire d’autoroute de Spy

aire d’autoroute de Spy

aire d’autoroute de Spy

De nouveau je me mets en mode « recherche de chauffeur ». L’aire d’autoroute est assez grande – je fais le tour des différents parkings en montrant ma pancarte. Le ciel s’est couvert et il pluvine un peu – mais rien de bien méchant – rien qui puisse niquer mon enthousiasme.

En revenant vers mon abri devant la station service j’ai de la chance tout va bien – je croise le regard de Dan.

 

à suivre…

Bachelorette – Acte III

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Pause – Rewind – Play – Record.

Bond en avant.

Printemps 2001 – Berlin

J’ai 13 ans et je suis amoureux.

Parmi le groupe de collégiens qui participe à l’échange scolaire

il y a une fille

aux cheveux courts

aux teintes cuivrées

élancée comme une gymnaste

et son visage mutin se penche sur moi

quand je me mets à dessiner.

Elle s’intéresse à mes dessins, à mes histoires.

Elle s’intéresse à ce que je fais.

Vraiment.

Elle s’intéresse à ce que je suis aussi.

J’ai 13 ans et j’ai l’impression

que pour la deuxième fois

on me prend pour ce que je suis vraiment.

Je commence à m’ouvrir au monde –

cette fille, le monde, elle l’a déjà parcouru dans tous les sens –

conçue à Tokyo, née à Hong-Kong, pouponnée à Moscou élevée à Mexico –

maintenant elle voudrait bien souffler –

se poser un peu.

Peut-être qu’elle pourrait poser ses lèvres sur les miennes ?

Pendant les vacances elle part à New-York

Le manque agrippe et m’accable

le manque d’elle.

Je dessine de plus belle

pour éviter de penser à ça

pour terminer l’histoire quand elle rentrera.

Quand elle revient enfin

elle me serre dans ses bras

et elle me rend réel.

Je lui montre mes dessins

elle veut savoir ce qui est derrière.

On passe toutes nos journées ensemble

mes plus belles vacances.

Je suis une fontaine de sang

chaud quand elle est à mes côtés.

On va à la bibliothèque, elle trouve le CD

de Björk – Homogenic.

Quand on revient chez elle, dans sa chambre

pendant que ses parents s’engueulent

on l’écoute, allongés sur les tapis ombragés

dans cet après-midi d’été.

En boucle.

Piste 4 – Bachelorette – 5’12

Rewind – Repeat – Play

Elle sait pas ce que cette chanson représente déjà pour moi.

Elle sait pas ce qui se trame –

Les souvenirs se superposent

aux souvenirs.

Rewind – Repeat – Play

Nulle Part Ailleurs, Arthur et maintenant cette après-midi d’été.

Cette ultime après-midi d’été qui reste gravée dans ma mémoire.

Peut-être qu’elle sait, en fait…

Quelques jours, quelques nuits électriques plus tard

Elle me dit : « Tiens, j’ai trouvé un livre

dans mon jardin.

Un livre mais les pages sont blanches

Elles se rempliront elles-mêmes,

je te fais confiance,

et comme ça je pourrai les lire

à mon retour. »

Elle m’annonce qu’elle va partir

avec sa mère en Afrique.

Peut-être qu’elle reviendra – d’ici quelques années.

Maintenant elle aurait bien voulu souffler –

se poser un peu

mais c’est pas possible. Pas encore.

Rewind – Repeat – Play

Depuis quand tu sais que tu vas partir ?

Depuis avant qu’on ait fait connaissance.

Et… Comment dire… Je suppose que

c’est pour ça qu’on a pas fait plus amplement connaissance ?

Ouais… Je pouvais pas.

Je pouvais pas te laisser comme ça.

Je voulais te connaître – vraiment –

mais je pouvais pas être plus proche de toi.

Ça aurait été un choc terrible pour toi.

Qu’est-ce que t’en sais ?

Oublie pas,

prends le livre –

laisse les pages blanches se remplir.

Laisse moi – reviens ce soir.

Dis moi c’est quand ce soir ?

C’est… un jour, peut-être

si ce jour viendra.

Dis moi c’est quand que tu reviens ?