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Le Festival de Jazz de Montreux

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Rouge.

Sang.

Rouge sang.

Rouge sang rouge sang sang rouge

Ça se voit ça se fige dans la rétine et dans la tête et ça résonne comme une horloge.

Cet été là j’ai vingt ans je suis en stage pendant quelques mois en Suisse dans une asso – pas la peine de rentrer dans les détails ici. Je touche une gratification, même pas un salaire – une misère. Je vis dans une coloc hallucinante et géniale – il faudrait que je touche deux trois mots là dessus  – peut-être, un jour, une autre fois… Mes papilles se délectent de la bouffe du coin – des Rösti ! – et j’y capte rien au dialecte local, le suisse-allemand, « Schweizer-deutsch » – ici ça se dit « Schwiizedüütsch », « salut » se dit « Grüezi » alors imagine des mots différents, des mots de tous les jours – je nage dans le pâté. Mais c’est pas grave.

C’est con, mais le premier réflexe que j’ai eu en arrivant ici c’est de chercher s’il y avait des Français dans les parages – je sais pas d’où vient cette idée de vouloir trouver, en ses quelques compatriotes plus ou moins paumés comme toi à l’étranger – des « expat’ », une sorte de foyer merveilleux. Je suis tombé sur un forum sur le site de la Maison des Français à l’Étranger. Et sur des gens qui – comme moi – se demandaient ce qu’ils foutaient là de l’autre côté du Lac Léman.

On s’est rencontrés, un soir, on a bu quelques verres, on a fait les présentations. On vient tous d’horizons, de milieux sociaux différents. Il y a Luc qui bosse à la Bourse, Nathan qui est chez Microsoft, Fred qui est dans le nucléaire, Élise qui fait un stage chez Ernst & Young, et Catherine qui… qui fait quoi d’ailleurs ?

Je crois qu’elle même ne sait pas. Elle nous raconte qu’elle est en dernière année d’école de commerce. Genre le truc où elle a dû sortir de sa campagne et s’endetter sur trente ans pour pouvoir y rentrer et assumer financièrement chaque année universitaire. À Zürich elle avait commencé un stage – dans la Finance what else ? – et elle a dû rentrer chez ses parents en urgence. Puis elle est revenue ici je sais pas pour quelles raisons. Ce qui est sûr c’est que son stage est pas validé – son stage de fin d’études – donc son année est pas validée, donc si elle arrête c’est ses études qui sont pas validées – et que sa timidité – un handicap – cache une bonne grosse remise en question.

Je sais pas qui a proposé cette idée de tous s’embarquer ce soir pour Montreux où se déroule actuellement le festival de jazz.

Moi, du haut de mes vingt piges, j’y connais foutrement rien au jazz – tu noteras d’ailleurs que pour l’instant, j’y mets même pas une majuscule – alors le festival de jazz de Montreux, ça me passe carrément au dessus de la tête. Par contre tu sais que quand une occasion se présente de vagabonder n’importe où, je suis le premier à sauter dessus.

Et nous voilà dans la voiture de fonction de Nathan. Mercedes classe E. Qui vient tout juste de sortir de l’usine. Un rêve de gosse pour des gens comme lui. Sa boîte lui paie l’essence et tous les six mois il a une bagnole toute neuve – de cette même trempe, évidemment.

Élise a pas pu nous accompagner ce samedi soir. Elle est repartie à Lyon rejoindre son copain pour le week-end. Fred Luc et Nathan discutent boulot et projets. Catherine reste silencieuse – comme absente, éteinte. Et je me tais, je contemple la route comme d’habitude quand je suis en voiture. Les enceintes Dolby Surround Digital 5.1 Méga-stereo-de-la-mort-qui-tue diffusent Macy Gray – I try – et je pense à ma copine de l’époque – à des milliers de kilomètres de cette petite route vallonnée qui nous amène à Montreux.

Des embouteillages à l’entrée de la ville, et un calvaire pour se garer. Mais on y est arrivé. On est là dans un parc. Autour de nous des belles gens – toutes endimanchées, en costard chemises ou robes de soirées. Avec mon accoutrement je suis le seul zoulou du coin. Il fait bon ce soir. Une douce chaleur d’un soir de juillet nous enveloppe. Ciel rosé du début d’une courte nuit d’été. On entend au loin quelques concerts. Mais ils sont payants, et les entrées sont chères. Ou ils sont gratuits, mais complets depuis belle lurette.

Luc nous offre un verre de vin glacé. J’apprécie ce noble geste de sa part. Il sait que je suis ric-rac niveau thunes, que je peux pas me permettre d’avoir le même niveau de vie que lui – qui habite dans un appart’ de 120m² avec terrasse juste au dessus de la bourse – mais il fait tout pour me mettre à l’aise avec ça – il me traite comme si j’étais l’égal d’eux. Catherine nous suit, la bouche définitivement close, refuse d’un petit geste le verre que Nathan lui propose – son regard est désespérément vide.

On s’approche d’une scène. Il est vingt-deux heures. Il y aura un concert bien – et on est aux premières loges.

Rouge.

Rouge sang.

J’entends le son rouge sang des saxos, des cymbales qui sont pas encore arrivés.

Les belles gens commencent à arriver, on s’agglutine autour de nous pour pouvoir assister à la performance musicale qui aura lieu bientôt.

Je termine mon gobelet de vin d’un trait.

Rouge sang. Aux premières loges.

Les dernières lueurs du soir.

Et soudain…

Juste devant nous, à même pas deux mètres rouge sang un homme sort une lame la lame fend l’air et fend son voisin au ventre et au visage.

Rouge sang sang rouge qui jaillit de l’arcade sourcilière du type comme l’eau d’un geyser et qui gicle sur nos têtes et nos chemises. Et une grosse ligne sanguinolente, droite, tracée sur son torse de manière quasi-chirugicale.

Rouge sang et sans attendre l’auteur des faits comme dirait la police court s’enfuit s’échappe disparaît dans la foule doggy doggy dog qui s’amasse qui panique. Pssschh – volatilisé.

Quant à l’autre gars, le blessé, il ne l’est que légèrement. Ses jours ne sont pas en danger comme dirait la police.

On se regarde tous. Choqués. Le regard aussi vide que celui de Catherine. Puis on reprend nos esprits. Peu à peu. On veut plus traîner là. Tant pis pour le concert – que le jazz l’emporte. On veut rentrer. C’est tout ce qui nous importe.

Routes sinueuses.

Les phares de la merco dans la nuit rouge sang.

Courbes de l’asphalte giclées de sang plein les vêtements.

Tous les cinq dans la caisse. I try qui repasse. Odeur de cuir trop propre de l’habitacle. Odeur de soufre/sang séché aussi – coincé dans les narines. Pas un pet, pas une mouche qui passe – un silence assourdissant. Et à côté de moi Catherine que je sens trembler.

Soudain elle panique le visage blême elle se met à se tortiller fouille dans sa poche et en ressort un flacon de gélules. Des gélules rouge sang. Vite elle en avale une – ou deux ou trois ou tout ce qu’elle peut gober le flacon qu’elle secoue fait des bruits de shaker – ensuite elle me regarde elle sait que je l’observe « Pour pouvoir dormir » elle dit comme pour clore le débat. Je me tais je détourne le regard et à travers la vitre je me prends les phares des voitures d’en face dans la gueule ils éclairent mon front moite et quelques gouttelettes brunes de sang séché qui n’est pas le mien.

Nathan nous dépose tous à la gare centrale de Zürich. On se dit des « Bonne nuit » fragiles et chacun part dans sa direction – l’air le plus normal possible comme s’il s’était rien passé.

Il se trouve que je retrouve Catherine sur le quai. Je suis juste à côté d’elle mais elle me voit pas. Elle regarde en l’air vers les néons – visage inexpressif, sang séché sur les cheveux qui les colle et les entremêle.

Je la vois monter dans un train rouge sang.

Je vois le train s’éloigner. J’attends le mien de train. J’ai besoin d’une bière, d’un alcool fort ou d’une douche au minimum pour m’enlever de la bouche ce putain de goût de sang rouge sang amer et dégueulasse. Et dans le maelström de mes pensées il est clair à présent que le train qui vient de s’éloigner – le train dans lequel Catherine est montée – légère comme une ombre – presqu’invisible –

 

ce train ne va pas dans la direction de chez elle.