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L’Aigle Noir

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Pâle septembre.

 

Début septembre dans la rue commerçante de Lille. Dehors, il pleut à torrent. Quelle idée d’avoir choisi ce jour là pour faire de l’accrobranche avec Mélanie ?

Elle est déjà là, elle m’attend sous un porche, une clope au bec. En t-shirt. Comme moi. Toute trempée. Comme moi.

« Bon, je crois que c’est mort pour l’accrobranche… » elle fait.

J’acquiesce en levant les yeux au ciel.

« Du coup qu’est-ce qu’on fait ? »

Silence. Mélanie lâche sa clope et finit par répondre :

« On a qu’à s’acheter une bouteille de vin et faire une sieste chez moi. »

Ses plans me plaisent. C’est vrai qu’hier j’ai encore fait fort et je suis pas mal fatigué – une sieste ce sera pas de refus. Et le pinard c’est en bonus – histoire de se consoler de ce temps pourave.

Quelle idée de snober le métro et de faire la route jusqu’à chez Mélanie à pied alors qu’il pleut comme vache qui pisse?

Quelle idée a Mélanie en commençant à chanter l’Aigle Noir?

 

Un beau jour, ou peut-être une nuit…

 

Je me souviens de la première fois que j’ai entendu cette chanson. C’était en 1997, j’étais en CM2. Notre instit’ consacrait deux heures par semaine pour faire de l’éveil musical. On devait faire des exposés sur des compositeurs de musique classique – Bizet, Puccini, Tchaïkovski.

Je me souviens que mon exposé, c’était sur Bizet. J’avais choisi Bizet parce que ma chienne s’appelait Carmen. Et pour l’exposé je m’étais pas foulé : le pote avec qui je trainais tout le temps avait imprimé la fiche de Georges Bizet sur Encarta.

Encarta…

Une autre époque…

Mais un jour de fin novembre, en cours d’éveil musical, notre instit’ nous a dit que l’exposé prévu cette semaine là serait reporté parce qu’il voulait nous parler de Barbara.

Elle était morte la veille.

Je me souviens qu’il avait parlé d’elle avec une grande conviction. Comme s’il la connaissait personnellement. Comme si elle avait beaucoup compté pour lui.

Et il nous a mis la chanson. L’Aigle Noir.

 

Un beau jour, ou peut-être une nuit…

 

Je me souviens avoir tremblé. C’était l’une des première fois que j’écoutais un CD sur une chaîne stéréo. Je trouvais le son pur. Et au-delà de ça, la mélodie, les paroles me transperçaient. Ça m’emmenait loin.

 

Je me souviens qu’après ce jour là, et pendant des années, sous la douche, je chantais l’Aigle Noir. Plusieurs fois, de ma voix de soprane – ma voix préadolescente. Comme un leitmotiv.

 

C’est dingue comment une chanson que tu t’es approprié(e) une fois te revient dans ta face comme un boomerang alors que pendant des années tu ne l’as pas écoutée et comment tu te l’appropries de nouveau. Tu oublies pas la première fois, comment tu étais, ce que tu as perçu – mais sur la base de ces souvenirs tu recontextualises, tu construis une autre histoire sur le même morceau.

 

Un beau jour, ou peut-être une nuit…

 

Une fois arrivés chez Mélanie, on débouchonne la bouteille de vin rouge qu’on a achetée en passant. Dans sa chambre, je nous sers un verre pendant qu’elle met le morceau sur son ordi. C’est dingue comment l’Aigle Noir sur Youtube, ça rend mieux que Mélanie qui la chante, même si elle la chante de tout son cœur, même si elle la chante avec conviction.

 

Ça fait quinze ans que je l’ai pas écoutée. Quinze ans. Tant de choses se sont passées. Et puis tellement rien, finalement.

 

Je me souviens de ce que j’avais ressenti, je me souviens des frissons qui me parcouraient l’échine – et c’est la même chose, et pourtant les frissons que j’ai maintenant sont pas les mêmes.

 

Je fais plus attention à certains trucs dans la musique auxquels j’avais pas fait attention avant. Les percus surtout – à 0:37 – qui déploient toute l’intensité de la chanson.

 

La version est pas forcément la même que dans mes souverêves.

 

Un beau jour, ou peut-être une nuit…

 

La bouteille de vin est vide. Nos esprits sont embués. Nos vêtements sèchent tant bien que mal, roulés en boule par terre dans la chambre de Mélanie. Et nous tout nus dans son lit.

Au milieu du nulle part mes souverêves, son visage surgit, et son regard, son regard…

Juste avant de se blottir l’un contre l’autre. Juste avant que nos corps se frottent. Juste avant de se mélanger. Parmi nos étoiles, nos étoiles.

 

On se mélange on est pas ensemble. On se mélange pour se prouver à nous mêmes, prouver à autrui, qu’on est capable de faire l’amour, qu’on est capable de ressentir de l’amour. Des sensations. Des sentiments. Pur(e)s. Sans ambiguïté.

 

Un beau jour, ou peut-être une nuit…