Archives par étiquette : Eko-tank

W drodze

Share Button

Teraz jest teraz et ni une ni deux Camille et moi on monte dans le camion d’un inconnu de la nuit. Les chiens errants se détournent de nous et reprennent leurs vagabondages autour de la station-service EKO TANK. On attend au chaud dans le camion – Camille sur le siège passager, moi sur la banquette – on scrute l’intérieur et on se familiarise avec cet environnement cloisonné – le lieu de travail et de vie de notre chauffeur-sauveur – pendant qu’il met du gasoil et qu’il nettoie ses pare-chocs. Des porte-clés, des grigris accrochés sur le rétro intérieur. Un cendar de fortune plein à craquer près du levier de vitesses et une forte odeur de clope froide mais c’est pas dérangeant parce que ça sent la vie ça sent la route qui s’annonce.

Dans le camion de Czesław

Dans le camion

Je scrute Camille du coin de l’œil en me demandant encore ce qui nous a pris – comment on a fait pour être arrivés là tous les deux. Camille… on partage les 400 coups, les 1001 nuits, les 10 puissance 12 expériences, des parsecs de voyages.

Camille… Je me vois me souvenir de nos vies antérieures c’est pas un hasard tu t’appelais Yashan tu étais mon compagnon de voyage là-bas quelque part parmi les yourtes de Mongolie intérieure sur les steppes où nos regards se posaient debout sur nos chevaux arabes parfois quand tu en buvais tu foutais plein de lait de yak partout sur ta moustache… Il y a des choses qui ne s’expliquent pas.

C’est bon, yalla ! Le chauffeur monte dans la cabine – on fait les présentations il nous dit qu’il s’appelle Czesław – j’aime bien ce prénom polonais qui se prononce comme « J’ai soif »

Un tour de clés, frein à main levé, levier de vitesse poussé – et c’est parti dans la nuit calme et fraîche. Czesław conduit des camions depuis douze ans, il transporte du courrier.

C’est pas la première fois qu’on monte dans un camion mais ça fait toujours un léger choc. En effet de la cabine on a un panorama imprenable sur la route qui défile au gré de ses phares – la nuit nous appartient.

Camille et moi on contemple sans mot dire Czesław. Il conduit, calme et silencieux, parfois une clope au bec, parfois les deux mains serrées sur le volant. Et parfois il se tourne vers nous. Cheveux roux en pétard, yeux bleus-verts fatigués injectés de sang à force d’avoir trop roulé. Camille : « Il est possédé ce gars »

C‘est dans ce camion – avec Czesław aux yeux de fou – ses tonnes de lettres d’amour qui attendent leurs destinataires et Amy McDonald sur Radio Zet en fond sonore – que minuit ronronne.

Sur cet air .

Césure d’un jour à l’autre – la musique ringard est pour nous imperceptible – la nuit est la même – on trace plein gaz.

Les lampadaires défilent sur le macadam et se reflètent sur nos vitres – guirlandes de Noël qui nous montrent le chemin qui reste à parcourir – 80, 60, 45 puis 30 km –

Nowe Gniew et ses lumières rouges qui scintillent dans nos yeux fatigués – Cyndi Lauper –Time after time.

Rudno Tczew où Michael Jackson chante Billie Jean

Czesław est équipé d’une CB. On a beau pas comprendre le polonais – on devine ce qu’il fait quand il prend le micro – il lance des appels aux autres conducteurs aux environs

On arrive à Pruszcz Gdański – à une vingtaine de kilomètres de Gdańsk. Czesław lance un appel pour savoir si quelqu’un peut nous déposer dans le centre de Gdańsk. Mais personne répond et Czesław a l’air vraiment désolé quand il nous dépose dans une station-service aux abords de Pruszcz Gdański.

Pruszcz Gdański

Pruszcz Gdański

1h du mat’ – on fait le piquet. Il y a bien des gens qui vont à Gdańsk – des mecs bourrés et relous – on a pas envie de monter avec eux. En face de la station-service il y a un hôtel deux étoiles – on traverse la route on entre on se renseigne à la réception afin de connaître le prix des chambres – pas dans notre budget. On apprend qu’il y a des bus ici qui vont jusqu’au centre-ville de Gdańsk – une heure de trajet. Le premier est à 4h du mat’.

On attend encore un peu. « Peut-être que la meilleure solution est d’avancer avec la pancarte », je fais. Camille hoche la tête. Yalla !

Sacs sur nos épaules, un derrière l’autre devant, un pied devant l’autre – on marche sur le trottoir de lampadaire en lampadaire nos ombres se profilent s’étendent s’éteignent. 19 Km jusqu’à Gdańsk. – Camille et la pancarte – tournée dans la direction de nos éventuels improbables futurs chauffeurs.

18,5 km, 18,4 – on approche. Tant qu’il y a un trottoir, toujours le suivre. Voyage au bout de la route. On laisse derrière nous au loin des barres d’immeubles ternes vestiges du réalisme socialiste. « Mais qu’est-ce qu’on fout là ? » je demande – comme souvent quand on traîne comme ça à une heure avancée de la nuit. « … On devrait faire la tournée des bars de Gdańsk, aller en boîte…– et au lieu de ça on se retrouve à Pétaouchnok avec une pancarte de merde en carton ! » Et Camille de répondre : « C’est toi qui es en carton ! » Bien envoyé. Je contemple Camille qui brandit la pancarte – et je me dis que tous les deux, on aurait jamais fait ça tout seul, et que ce qu’on vit, c’est magique. Allez, du courage ! Yalla yalla !

Les camions à côté de nous rugissent à notre passage – rois de la nuit. Yalla Yal…-

Nos cris intérieurs pour se donner du courage sont interrompus par une voiture rouge qui passe devant nous – ralentit. S’arrête. On s’active derrière pour nous faire de la place. Lucie Kasia et Andy dans une Toyota Yaris. Des étudiants qui rentrent chez eux à Gdańsk après avoir bossé toute la soirée On grimpe on est serrés comme des sardines. « Vous avez un endroit où dormir cette nuit ?

– Non. » dit Camille.

– OK. » On voit Andy bidouiller sur son iPhone. Kasia : « Il essaie de vous trouver un endroit où dormir pour cette nuit… » et peu après, Andy : « C’est bon, je vous ai trouvé une auberge de jeunesse près de chez nous.

– Wow ! » Rapide et efficace ! Des sauveurs de la route, encore ! Alors qu’une fois de plus on a rien demandé…

Serrés dans la Yaris, on voit la route défiler – la banlieue de Gdańsk, la zone industrielle – plus de trottoirs ici – à pied on aurait pas pu aller bien loin. Puis l’entrée dans la ville – les grandes avenues, le centre. On s’y attarde pas, on va un peu plus loin, à Oliwa.

1h30, Terminus devant l’auberge Wolna Chata – un hostel cossu, rustique, à prix modique. Lucie, Kasia et Andy nous font un signe et ils repartent chez eux.

Camille et moi on est reçus comme des rois à la réception. Et on découvre qu’on a une chambre de cinq pour nous deux. Une chambre avec des lits ! Des matelas. Des couvertures ! Et de quoi se laver demain.

Parce que qu’est-ce qui nous attend demain ? Où on sera ?

On sait pas.

Et on s’en cogne.

L’essentiel, c’est pas la destination, l’essentiel c’est la route !

 

l'auberge Wolna Chata au petit matin

l’auberge Wolna Chata au petit matin

Comme des Chiens errants au milieu de nulle part

Share Button

On the Road, which I keep thinking about : [is] about two guys hitch-hiking to California in search of something they don’t really find, and losing themselves on the road, and coming all the way back hopefull of something else.

– Jack Kerouac, journal, 23/08/1948, première mention de « Sur la Route »

Lille-Berlin : à vol d’oiseau 900 Km – 37 heures, 15 chauffeurs (!)

Berlin-Poznań : 300 Km – 4 heures, 1 chauffeur

Poznan-Toruń : 200 Km – 7 heures, 2 chauffeurs

Toruń-… Presque 6 heures, 2 chauffeurs…

Teraz jest teraz.

Maintenant c’est maintenant.

C’était écrit sur la porte des chiottes d’un bar de Poznań.

Maintenant c’est maintenant. Ici c’est ici et voilà où on est…

Jeudi… Le 13 septembre 2012. Camille et moi on vient de se faire dropper là par un gars de Chełmno. Il nous a pris en lift le temps d’aller ramener sa fille du poney-club et de faire un tour de la ville – nous montrer la vraie ville des amoureux, là où aurait vécu le vrai Saint Valentin.

Teraz jest teraz et maintenant le plan c’est d’aller à Gdańsk.

Teraz jest teraz et maintenant on est sur le parking d’une sorte de restaurant Buffalo Grill au bord de la route. Le gars de Chełmno a voulait nous déposer au péage de l’Autostrada 1 qui mène droit à Gdańsk mais ça lui aurait fait un trop grand détour donc il a préféré nous laisser là.

19h45 – ça fait dix minutes qu’on attend sur le parking. Ciel vespéral, traînées orangées, le soleil est sur le point de se coucher. Il y a quelques voitures en stationnement. Sans doute des gens qui se ravitaillent avant de reprendre la route. Peut-être que parmi eux il y en a qui vont à Gdańsk? Croisons les doigts…

Un mec sort du resto. Il nous regarde, allume une clope et s’avance vers nous. On comprend qu’il nous propose de nous dropper à dix minutes de là sur la route 1. Si on le suit, do widzenia l’autoroute et la pensée agréable de rejoindre Gdańsk en une heure et demi. On hausse les épaules. Tant pis. On lui dit tak tak bardzo dobrze et on le suit jusqu’à sa caisse.

Tadeusz alias Teddy dispose d’un 4×4 avec son chien derrière – il transporte des bateaux et rentre chez lui près d’Ostróda, dans la région des mille lacs. Gentil comme tout, le bougre. Il nous propose même de l’accompagner là-bas, il peut nous offrir le gîte et le couvert. On hésite mais on refuse. Ça nous éloignerait trop de notre route. Et en plus on a pas de ceinture de sécurité. Et Camille a un peu de mal avec les clebs. Teddy nous jarte à une station-service EKO TANK. On est à moins de 100km de Gdańsk – le panneau qu’on vient de croiser, je crois bien qu’il indique « Dolna Grupa » mais ça figure pas sur ma carte Michelin.

EKO TANK

EKO TANK

Alors je crois surtout que je sais pas où on est.

Teraz jest teraz et à Gdańsk, on a pas d’hébergement pour ce soir.

Mais ça sert à rien de penser à ça.

Gdańsk, on y est même pas.

La station-service est plus ou moins déserte.

Les rares voitures qui s’arrêtent prendre de l’essence ici vont pas jusqu’à Gdańsk– ou ont pas l’intention de nous prendre. Mais on s’en fout. Je suis d’humeur positive – à défaut d’être vraiment optimiste – et il fait pas encore trop froid.

Je regarde tout autour de moi. À droite, la route 1 qui passe par Gniew pour aller jusqu’à Gdańsk. Devant, la forêt. Et derrière la station-service, ce qui doit être Dolna Grupa. Quelques maisons. Un hameau. Pas de lampadaires. Pas de trottoir.

Que dalle.

Je soupire.

Faut que je m’habitue à cet environnement. Peut-être que c’est là où on va passer la nuit.

Je me roule une clope.

Camille a faim. Elle va se chercher un truc dans la boutique de la station-service.

De derrière la vitre je la regarde prendre un paquet de chips et expliquer par geste à la caissière qu’elle voudrait bien aussi un hot-dog prosze ! La nana derrière son comptoir mâchouille son chewing-gum et commence à préparer son hot-dog. Je suis subjugué. Elle enfourche la saucisse dans une sorte de baguette, puis elle fout plein de ketchup dessus. On appelle ça Parówki par ici et je trouve le geste de la nana vachement sensuel, quasi-érotique.

Après 1600 Km d’autostop, un rien peut nous faire fantasmer.

 

Teraz jest teraz et la nuit nous enveloppe désormais. Les minutes, les heures passent, et il fait de plus en plus froid. Camille et moi on alterne : parfois on se met au bord de la route et on fait des signes, des trucs comme ça pour se faire remarquer quand des voitures passent – pour qu’on monte dans l’une d’entre elles et qu’on arrive à Gdańsk si possible avant demain. Mais bien souvent on attend dans la station-service, devant la boutique, là où il y a un peu de lumière.

Camille lit son Bescherelle pour parfaire son allemand. On est en Pologne et elle se met à apprendre son allemand. Alors qu’elle a pas ouvert le bouquin une seule fois quand on a traversé l’Allemagne. Normal…

Le Bescherelle

Le Bescherelle

Je sors mon ukulélé et je gratte quelques accords. Mais le cœur y est pas.

Je fais le tour de la station-service – une énième fois.

Je me roule une clope – une énième fois. Bientôt paquet vide. Et à sec niveau eau. À sec niveau bouffe. À sec niveau argent liquide.

Kurwa masz !

DSC00450

Un chien s’approche de moi. Un chien errant. Je le contemple. Lui aussi me fixe du regard. Je vois très bien ce qu’il est en train de se dire. On est pareils que lui. Tous seuls au milieu de nulle part. C’est pas demain la veille que Dolna Grupa deviendra un lieu touristique.

Le chien errant

Le chien errant

« Désolé bonhomme » je fais au chien. « J’ai rien pour toi. Et moi aussi j’ai les crocs… »

La station-service, quasi-morte depuis plus d’une heure, commence à s’agiter. Des camions se garent pour passer la nuit ici. Une moto stationne devant la boutique. L’enfourneuse de Parówki sort d’un pas rapide. C’est son copain qui vient la chercher. Il lui file un casque, elle monte derrière lui et la moto démarre de façon tonitruante.

Allez ! Puisque même la Parówki-girl est partie, Camille et moi on se donne un peu d’énergie, on se dit que ça va le faire, on peut y arriver, teraz jest teraz, faut juste se bouger le cul et croire en notre bonne étoile. On se place devant la station-service et comme il fait noir, notre seul moyen de se faire remarquer c’est de chanter. Alors c’est tous nos classiques qui y passent – genre Radio Nostalgie.

Joe Dassin – Siffler sur la Colline et Aux Champs Élysées – pour garder la pêche.

 

22h30 – teraz jest teraz et dans la nuit froide je suis en train de chanter Le Chanteur quand un camion s’arrête et s’engouffre dans la station-service. Jusque là c’est plutôt classique – sauf que le camion en question nous klaxonne alors qu’il fait sa manœuvre. Encore un sauveur ! Il descend du véhicule, on coure vers lui, comme à chaque fois il baragouine un truc, on répond automatiquement « Nie mówię po polsku » – alors il nous montre sa carte. Il va pas à Gdańsk directement mais nous en approche grandement. On le regarde, on hoche la tête et on lui dit « OK ». Il nous fait signe de monter.

C’est parti !

Yalla !

À suivre…