Le serveur s’approche avec notre commande sur un plateau: deux cafés au lait, deux jus d’oranges pressées et deux assiettes contenant chacune un large toast avec une gousse d’ail et un pot de pulpe de tomates.
Il pose le tout sur la table et s’en va :
« -Je reviens les français : j’amène l’huile d’olives…
Il réapparaît l’instant d’après et nous interroge, l’air décontenancé :
-Vous êtes pédés, les gars ?
Je réplique aussitôt pour nous mettre à l’abri de tout soupçon :
– Nous sommes juste de très bons amis.
Le vieux garçon me met en garde :
-Je vous le demande, parce qu’on n’aime pas les pédés ici…
Avant même que je ne réalise qu’il s’agit d’une plaisanterie, il me tape jovialement dans le dos et me rassure :
-Mais je déconne, les mecs ! Déjà, être français c’est pas marrant… Alors, si vous êtes pédés en plus, c’est triste ! Sur ce, bon appétit !
Mac Fly pouffe de rire :
-Tu viens de voir un exemple parfait des gars d’ici : physique et humour rude mais bon cœur au fond…
Mac Fly analyse du regard les petits vieux qui peuplent le comptoir.
-Des fois, je viens prendre mon petit déjeuner et ils sont déjà tous accoudés au bar: ils s’envoient des cafés – cognac, des « bombas » (chocolat au lait avec du rhum ), des liqueurs d’herbes des montagnes…
-Ils ont un foie en inox…
– Quand on est vieux à Casarabonela, la journée se passe toujours de la même façon…
Mac Fly se lance alors dans une description fidèle du quotidien des anciens :
-Le matin, ils démarrent toujours au bistrot avant de farnienter au soleil sur la place du village. Ils papotent jusqu’à environ 13h00, assis sur un banc en petit groupe… Après, ils retournent chez eux casser la croûte et font la sieste… Une fois le roupillon terminé, ils sortent de nouveau et reprennent la conversation entreprise le matin. Enfin, quand le jour décline, ils reviennent au bistrot et jouent aux cartes…
-On dirait que tu as consacré du temps à les observer !
-Oui, et je dois te dire que j’ai beaucoup vieilli en un an. Depuis que je ne bosse plus, mes journées ressemblent aux leurs… Il soupire et réfléchit : ça a du bon le chômage. On prend le temps d’apprécier le temps. Quand tu sais plus quoi en faire de ton temps, tu le passes au bistrot. Boire un coup ou manger, ici, ça coute deux à trois fois moins cher qu’en France.
Je jette un coup d’œil à l’addition et le constate : nos deux petits déjeuners coûtent seulement 3, 90 euros !
-3,90 euros pour deux copieux petits déjeuners ! C’est rien ! A ce prix là, en France, on te sert une bière ordinaire en 33 cL, et sans le sourire !
-Pourquoi tu crois que je reste ici ? La vie est bien moins chère qu’en France, je profite de la nature et j’ai du soleil 300 jours par an. Avec 900 euros de chômage par mois, je vis très bien… Je loue une baraque dans un coin perdu pour 300 euros toutes charges comprises, et le propriétaire, Antonio, m’offre même le bois de chauffage l’automne et l’hiver… Comme j’ai plus de bagnole, je ne paie plus ni essence ni assurance… Y’a deux bus par jour pour aller à Malaga et dans les villages voisins si j’ai envie de changer d’air. Je n’ai pas besoin de payer d’abonnement internet car la connexion est gratuite à l’espace info du village… Si j’étais au chômage en France, ce ne serait pas la même soupe… Ici, c’est l’Eldorado à côté !
Mac Fly a travaillé 15 mois pour une association d’éducateurs français implantée dans le village. Sitôt son contrat fini, il n’avait plus qu’une idée en tête : rester sur place pendant ses 15 mois d’indemnisation par le pôle emploi, profiter de la région et se consacrer à sa passion : la musique.
-Tu as raison, lui dis-je, même si au fond l’idée me paraît complètement déraisonnable.
-L’année qui vient de passer a été positive sur plein de plans : j’ai pris le temps de composer de la musique, j’ai marché, j’ai récolté les amandes et les oranges dans la montagne, j’ai progressé en espagnol… C’était une bonne année de vacances offerte par le Pôle Emploi !
-T’es unique mec !
Nous terminons tranquillement notre petit déjeuner. A travers la vitre, j’aperçois le clocher de l’église, et au-dessus, le soleil s’élever.
-Bon… Je vais régler la note.
-Mais pourquoi autant d’empressement ? me demande-t-il en roulant une cigarette.
-Comme ça… On a fini de déjeuner, le soleil commence à se lever : c’est le bon moment pour aller randonner, tu trouves pas ?
-Relaxe, mec, me reprend Mac Fly. Le soleil, il va pas s’éclipser !… Tiens, je prendrais bien un second petit déj’ moi, pas toi ?
-Ok ! Je te suis pour un second petit déj’ ! Après tout, on a le temps, c’est vrai…
-Ben ouais, mec… Cool la vie ! Laisse-toi pousser la bite, quoi ! Mouah ! Ah ! Ah !
Il se lève, noue son cheich autour de son cou, embarque sa cigarette roulée et se dirige vers la sortie du café.
-Tu m’excuses, mec, mais mon poumon droit me demande une clope…
Je vais commander un second petit déjeuner et le rejoins à la sortie du café. Je l’observe en train de fumer et consulte ma montre : il est 09h15 du matin et nous sommes à la fin du mois de novembre. Le soleil commence à inonder de lumière et de douceur les ruelles blanches du village. J’estime qu’à cet instant précis, il doit déjà faire 17°C.
-Après le deuxième petit déjeuner, je me prendrais bien un carajillo m’annonce Mac Fly.
-Qu’est-ce-que c’est ?
-Un café cognac. Ça coûte rien, une connerie comme 1 euro 30… Tu devrais goûter aussi…
-A neuf heures et quart du matin, un café-cognac, c’est un peu trop tôt pour moi… T’oublies pas la rando, mec ?
-Yep ! On attaque la rando après le « desayuno » ( petit déjeûner) et le carajillo, promis !
J’observe le village autour de nous, dont la vue me délecte et me laisse envahir par cette ambiance paisible de village andalou.
-Et ouais mec, j’te l’ai dit, c’est l’Eldorado ! » conclut Mac Fly.
Il a trouvé le mot juste : je ne vois rien à ajouter…