Commandante

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Ce soir c’est mardi et comme tous les mardis, c’est soirée Karaoké au resto Soleil – un bar populo sympa qui fait des pizzas et des bières pas cher. J’ai une histoire particulière avec cet endroit. C’est là où il y a un peu plus d’un an je me suis pété le pied en dansant du rock avec Camille. Je sais pas ce qui nous a pris ce soir là, on a commencé à se trémousser pendant que deux filles braillaient au micro Rock around the Clock – elles chantaient complètement faux mais on s’en foutait nous ce qu’on voulait c’était bouger peu importe comment. Alors on a dansé – j’ai pris Camille par la taille, je l’ai faite tournoyer, l’ai récupérée au bond – hop, déhanché du feu de dieu et je m’apprêtais à la mener vers moi pour la faire valser encore une fois quand je me suis appuyé de tout mon poids sur le côté du pied – et là ça s’est passé très vite, j’ai entendu un craquement suivi d’une vive douleur. J’étais incapable de poser le pied à terre et je me suis écroulé comme une merde sur le sol dégueulasse en plein milieu des gens. Camille m’a regardé chuter lamentablement, elle m’a aidé à me relever et d’un air dont je me souviendrais toute ma vie – genre « Allez, une petite chute c’est pas bien grave B.Howl tu as connu pire ! » – elle m’a lancé « Je te prends une bière ? ». J’ai acquiescé évidemment, je lui ai même souri alors que les traits de mon visages se tordaient de douleur et je l’ai attendue debout le pied en l’air accoudé à un tabouret. Une fois nos bières bues on est sortis dehors pour s’en fumer une. C’est dans le froid de la rue que la douleur s’est renforcée – une douleur ancrée, permanente – c’est là que j’ai compris que je pourrai pas marcher de sitôt. Alors Camille a appelé un taxi et on est rentrés chez elle. Le lendemain, la douleur avait toujours pas disparue alors je suis allé aux urgences et quelques heures plus tard le verdict est tombé – pied foulé – trois semaines de béquilles à la Docteur House et une démarche encore plus chaloupée.

Ce soir c’est mardi et c’est la première fois que je retourne au Resto Soleil depuis ces événements, accompagné de Candy la sweet Candy et de ses potes. À l’entrée on se commande des pizzas et des bières et on se dirige dans l’arrière salle où le karaoké à lieu. L’animateur fait les derniers réglages. Il est marrant et aime bien titiller les gens qui osent chanter. Premier arrivé premier servi alors on indique vite nos noms sur la feuille de l’ordre de passage avec les chansons qu’on va faire. Les lieux se remplissent peu à peu, nos pizzas arrivent on les déguste en écoutant les têtes brûlées qui inaugurent la soirée. On se marre beaucoup en entendant les voix qui crient de façon insupportable dans les micros. Candy me dit que ça fait longtemps qu’elle a pas fait de karaoké. Elle est née et a vécu une grande partie de sa vie en Équateur, « Là-bas j’en faisais souvent » elle me dit et j’ai du mal à discerner le soupçon de nostalgie qu’il y a dans ses yeux.

Des filles braillent de la variété française – les mêmes filles que l’année dernière – elles chantent toujours aussi faux et squattent le micro trop souvent à mon goût – je soupire la salle désemplie pas et je comprends pas pourquoi les gens restent dans ces moments là – ils devraient fuir, se barrer le plus loin possible pour plus les entendre et préserver leur santé auditive. Peut-être qu’ils sont comme nous – le bien-être de leurs oreilles peut bien être sacrifié ce soir sur l’autel du spectacle que les brailleuses nous offrent. Je termine ma bière c’est mon tour. « B.Howl va vous interpréter Le Chanteur » lance l’animateur en me filant le micro. Le Chanteur… un rituel, histoire de bien échauffer la voix.

Après j’enchaîne sur Comme elle vient et Where did you sleep last night – entrecoupé par les brailleuses qui font leur show. Puis vient le tour de Candy. Elle termine son mojito et s’apprête à prendre le micro. Mais elle est interrompu dans son geste – car soudain quelqu’un déboule dans la salle et gueule : « HUGO CHÁVEZ VIENT DE MOURIR ! HUGO CHÁVEZ VIENT DE MOURIR !! » Et là des murmures des cris des discussions à foison – on savait que le dirigeant Vénézuelien était à l’hôpital, mais personne semblait s’y attendre. « D’où tu sais ça ? » on demande ici et là – « La radio », « La télé », « Sur le téléphone » – ça va très vite – Caracas est à 8000 Km pourtant l’info a déjà fait le tour du monde et le tour du resto soleil – une info brute de décoffrage et je récolte les réactions à chaud – certains ici comme un seul homme se lèvent dans la masse, le poing levé. On dirait que pour eux – plus que pour le Venezuela peut-être – une page se tourne. « ¡Viva la revolución! » on entend.

L’animateur veut reprendre la main sur sa soirée karaoké. « Et maintenant Candy va vous interpréter Hasta Siempre ! » – bon ben c’est raté…

Alors que des gens scandent encore ¡Viva la revolución! Candy se met à chanter – la salle est en feu l’ambiance est électrique Hugo Chávez vient de mourir et la chanson vient à point nommé on dirait – comme si c’était prémédité comme si Candy savait comme si elle avait eu l’info avant tout le monde – mais non c’est impossible – « Je voulais juste chanter un truc en espagnol, un truc pas trop relou. » Alors elle entame le refrain c’est la première fois que je l’entends parler espagnol, Candy, je suis surpris par le timbre de sa voix – tellement différent – c’est aussi la première fois que je l’entends chanter aussi je crois bien. Et elle envoie du lourd :

 

Aquí se queda la clara
La entrañable transparencia
De tu querida presencia
Comandante Che Guevara

 

Même celles et ceux qui s’en calent de la mort de Chávez sont touchés par la voix de Candy… Même moi. Surtout moi. J’en reste scotché, à la fixer des yeux, cette grâce équatorienne – à m’en retourner les tripes. Du moins, jusqu’à ce qu’une meuf totalement bourrée pire que bourrée même s’empare du deuxième micro et décide de chanter avec elle. Là, ça devient terrible. Catastrophique.

Ce soir c’est mardi. Mardi 5 mars 2013 et Hugo Chávez est mort et Candy vient de chanter Hasta Siempre. Ça fait déjà beaucoup pour une seule soirée.

 

Frénésie du départ

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« Durant la semaine qui précéda le départ pour Arrakis, alors que la frénésie des ultimes préparatifs avait atteint un degré presqu’insupportable, une vieille femme vint rendre visite à la mère du garçon, Paul. »

Dune, Frank HERBERT

 

Hier soir tard écroulé en étoile sur le lit prêt à rejoindre les bras de Morphée à défaut des tiens mon portable vibre. Lola du fin fond de sa banlieue lyonnaise un SMS aux chauds accents d’Amérique latine – j’espère que tu vas bien elle me dit, et je sais que tu vas partir bientôt en voyage (…) et la route est la voie de la vie.

Si tu savais Lola si tu savais…

J’en suis quasiment frénétique je te jure j’ai que ça à la bouche et dans mes yeux lumineux – comme des phares de camions. Morphée veut pas me tendre les bras à la place elle me dit clair et net d’aller me faire foutre. Parce que même Morphée je la saoule avec ça. Parce que ça revient sans cesse. Une valse. Frénétique. Une obsession.

 

Depuis le temps que j’en parle depuis le temps que j’en rêve – sur les ponts au dessus du périph’  ou en voiture la tête penchée à la fenêtre – les bandes blanches qui défilent elles s’espacent elle s’étirent elles m’appellent. Persistance rétinienne c’est ces mêmes bandes blanches qui défilent dans mes rêves – des rêves éveillés parce que Morphée refuse cette nuit encore de m’accueillir – rêves de goudron et de gaz d’échappement.

Rêve réveillé aussi quand je passe en métro au dessus de l’endroit où mon périple va commencer. Dans quatre semaines maintenant. Je me vois à ce spot au petit matin le pouce levé le sourire aux lèvres avec mes godasses mes guenilles mes guêtres mes sacs et mes pancartes. Qu’est-ce que je vais écrire dessus ?

 

BELGIQUE

COLOGNE

BERLIN

ŁÓDŹ

Ou un truc comme ça on verra bien. Ce qui est sûr c’est que cette fois ci c’est à Łódź que je vais – à 1300 Km d’ici. Une invitation et un sourire breton une fois sur place ça se refuse pas – et puis je connais pas encore Łódź c’est l’occasion de découvrir.

Cette fois ci je me la joue cavalier seul et j’irai d’une traite – avaler d’un coup toutes ces bornes sans filet de sécurité je compte bien rester éveillé pendant 48h tenir à coup de café café café café –

au pire dormir sur mes cartons sur le seuil d’une station-service.

 

Si tu savais Lola comme je suis pressé… Dans quatre semaines ! Même du fin fond de ta banlieue lyonnaise tu dois sentir ça tu dois la sentir cette frénésie je le sais. Si tu savais aussi Lola comme j’ai peur comme j’ai les boules. Peur de jamais y arriver – peur surtout de baisser les bras. Tout se joue là Lola je veux savoir si j’en suis capable j’en ai besoin.

 

Et au delà de la route il y a quoi ? La route je commence à la connaître maintenant elle est familière – et je sais que même si c’est les mêmes mauvaises herbes sur le bas-côté les mêmes gaz d’échappement les mêmes bandes blanches qui défilent la route Lola elle est à chaque fois différente. Et si je la refais dans quatre semaines cette route polonaise c’est pour retrouver les sensations que j’ai eues à l’époque – et quelques bouts de moi aussi. Comme si la première fois comme le Petit Poucet j’avais semé des miettes de pain tout au long de l’E42, de l’A4, de l’A2 aussi, et de l’A10 également, mais encore de l’A12 et enfin de l’E30.

 

et de toutes les autres routes et que je devais les récupérer.

Ou plutôt Lola je me vois partir en repérage oui c’est ça un repérage des lieux de tournage d’un GRAND BORDEL – la vie. La vie on est en plein dedans et on y va plein gaz.

 

Si tu savais Lola comme il me tarde de les récupérer ces miettes de vie ces souvenirs en lambeaux comme il me tarde de grimper dans des voitures allez hop pied au plancher recule pas tout droit toujours tout droit – et t’arrêtes surtout pas ZAG ZAG – comme il me tarde de les toucher ses bandes blanches qui défilent comme il me tarde de PUER la sueur les gaz d’échappement le goudron la nuit solitaire le carton mouillé – comme un vieux chat de gouttière on se la refait pas hein Lola ? – un vieux chat de gouttière…

 

Comme il me tarde.

The House of Rising Sun

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Le 13 mai 2012 – un dimanche je me  souviens – je rentre de Bruxelles – anniversaire d’un pote. Le genre de soirées où tu finis par dormir le bide à l’air dans un canap’ plein de confetti.

À pied je fais le chemin de la gare à chez moi – il est 13h j’ai rien à faire, il fait beau, le soleil est au zénith. Et dans les rues de Lille quasi-désertes je traîne mon ombre derrière moi. Le soleil m’éblouit et j’ai une vision.

Une vision divine. Un truc tout con. Un ukulélé. Moi, renvoyé de l’école de musique il y a plus ou moins quinze ans – rebelle avant l’âge de l’être – tout ça parce que j’ai pas le sens du rythme – je me vois jouer de l’ukulélé

Trois jours après, je m’achète l’instrument. Une sorte de guitare de poche à quatre cordes qui sonne super-exotique.

Sur les Internets je trouve quelques tablatures – des moreaux simples à jouer. Le premier soir je sais déjà jouer quelques trucs. Plus les jours passent, plus j’apprends, plus je connais de chansons et plus je me vois faire carrière dans la musique. Quelque chose de grand. Le concert au Stade de France est à portée de main. À moi les tournées, les roadies, les groupies en furie et les partouzes post-concerts hallucinées. Presque célèbre.

Mouais, bon, t’emballes pas mon p’tit B.Howl… faut apprendre d’abord.

Hop je te fais l’air de joyeux anniversaire, je te fais Le Lion est mort ce soir, je te fais d’autres trucs comme ça – c’est la première fois que c’est aussi concret je te jure, le stade de France au bout des doigts…

Et puis je finis un peu par me lasser – je m’aperçois que l’ukulélé, c’est bien, mais au bout d’un moment, quand on prend pas le temps de rentrer dans les subtilités, c’est assez…limité… En gros pour faire court il y a que quatre accords principaux. À toi de les mélanger pour que ça se fasse passer pour une mélodie connue. Mais un jour, subtil ou pas, c’est la révélation – j’apprends à jouer The House of Rising Sun.

Tu peux pas t’imaginer comment je me reconnais dans cette chanson. Comme si j’étais plongé dans des souvenirs que j’ai pas vécus. Le Rising Sun qui m’éblouit comme m’a ébloui cette vision de l’ukulélé le 13/05/2012 non pas à la Nouvelle Orléans mais dans le Vieux Lille. Et cette mère tailleuse de jean tout comme la mienne rapiéçait mes frocs quand j’étais môme – et mon père un silencieux, un observateur, un gambling man. Et ces vieux cartons dans mes armoires qu’est-ce qu’ils contiennent à part les boulets du passé…

Alors j’emporte mon instrument en tournée en road-trip en autostop en Pologne – comme tu le sais déjà. Prêt à le dégainer n’importe où n’importe quand. Question de survie.

Je me souviens de Gdańsk – Camille et moi. À Stoczna Gdańska. Juste devant les chantiers navals. Devant le monument de commémoration. Un étrange sentiment me submerge – mélange de deuil, de devoir de mémoire et d’espoir. Et l’envie de boire un truc.

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Il est 17h, on se pose au Wydział Remontowy Klub Muzyczny. Le pub est désert, seuls deux gars de l’autre côté du bar.

Déjà bourrés.

Ou encore bourrés.

Des ouvriers des chantiers qui ont fini leur journée. L’un d’eux a une guitare. L’autre pousse la chansonnette. Mmm vu les airs qu’ils jouent, je crois qu’ils vont bientôt se mettre à faire The House of Rising Sun. Mes doigts tremblent. J’ai mon ukulélé à portée de main. Ça manque pas. Ils commencent la mélodie en polonais. Hop je prends mon précieux instrument, je fais les accords. La mineur, do, ré, fa, la mineur, do, mi septième. Soudain ils me regardent, hochent la tête en rythme, s’interrompent et s’approchent de moi. Et on joue la chanson ensemble – moitié en polonais moitié en anglais, polyglottes, Dom Wschodzącego Słońcaà la guitare et à l’uké. Splendide. À tel point qu’une fois la chanson finie ils nous paient des coups à Camille et à moi et on rigole tous ensemble à en avoir la tête qui tourne à force de faire teinter nos verres.

 

Ailleurs, quelques jours plus tard… Toujours Camille et moi, à Cracovie cette fois, et plus exactement à Kazimierz – ancien quartier juif, maintenant néo-bobo, branchouille à la coule. Ça a pas mal changé depuis la première fois que j’y suis allé, il y a huit ans… Au coin de la Stradomska et de la Jósefa Dietla une maison me fascine. Sa couleur d’abord – teintes sombres qui s’accordent avec le ciel mais qui dénotent avec les murs jaunâtres des bâtiments alentours. Et puis sa taille, sa majestuosité, ses colonnes, ses rebords de fenêtres. Je la prends en photo de l’autre côté de la rue tellement elle s’accroche à moi. Et c’est avec regret que je dois me détourner d’elle et continuer mon chemin.

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Cracovie toujours – le jour d’après. Avec Camille on se dore la pilule. C’est le premier jour de l’automne et on est allongés dans l’herbe au beau milieu du parc Jordan, pénards, doigts de pied en éventail, à se la dorloter au soleil. Il doit faire 23°C dehors – un ciel bleu magnifique sans nuages – le jardin d’Eden.

On attend le gars qui nous héberge ce soir. Krzysztof il s’appelle. Il débarque dans la vapeur de la fin d’après-midi. Un petit jeunot tout frêle blond les yeux bleus-blancs aux joues glabres – c’est un artiste je le devine tout de suite – un poète – même si ça a aucun rapport avec ses études d’informatique. Et par le plus grand des hasards, c’est son anniversaire aujourd’hui. On traverse toute la ville. Krzysztof habite à Kazimierz. Avant d’aller poser nos sacs chez lui on dévalise une supérette pour fêter dignement son anniversaire. « Voilà, c’est là », il nous fait en ouvrant la porte d’entrée de son immeuble.

Son immeuble – incroyable – c’est cette immense baraque que j’ai prise en photo hier – la baraque qui avait rien à faire dans cette rue – qui écrase tous les autres bâtiments du coin. Krzysztof explique qu’il vient d’emménager, qu’il est obligé de s’éclairer à la bougie et qu’il a presque pas de meubles. Au deuxième étage on entre et on débarque dans un large couloir. En plein milieu dans l’obscurité se dresse un frigo – au fond un caddie. La chambre de Krzysztof : une frêle penderie en métal, deux matelas, un fauteuil presque disloqué, une table d’appoint Ikea modèle Lack sur laquelle est posée une bouteille de bière vide qui fait office de chandelier. Règne ici une ambiance glauque, quasi-sordide – mais pourtant tout à fait chaleureuse. Autour d’un café-clope on fait connaissance. Le soir s’amorce quand on sort pour essayer la junk food typiquement polonaise – on va à Nowy Plac et on mange des Zapiekanki – des sortes de demi-baguettes nappées gratinées de plein d’ingrédients au choix et à la tête du client dévoreur. Là Kasia nous rejoint – une jolie petite bouille blonde – la meilleure amie de Krzysztof – très attentionnée – une fois revenus dans son appart’ elle sort des bouteilles et aussi un petit gâteau avec une bougie. Krzysztof souffle dessus en faisant un vœu. On chante « Sto lat! » en chœur. Krzysztof nous raconte que la semaine prochaine un de ses postes artistes va exposer dans sa chambre – une sorte de vernissage – alors on discute art contemporain, voyages et poésies. Au bout d’un moment je joue Joyeux Anniversaire à l’Ukulélé puis j’enchaîne sur The House of Rising Sun évidemment. Alors Krzysztof me tient par la main « Viens voir » il me dit et il me fait sortir dans le couloir. « The House of Rising Sun, c’est chez moi ! » En effet c’est écrit sur la porte. L’appart’ de Krzysztof, un ancien lupanar…

Kasia doit s’en aller – prendre le dernier train pour rentrer chez elle – et c’est Sonia qui la relaie au chevet des dix-neuf ans de Krzysztof. Un ou deux verres de vodka – c’est bon, ils sont morts et enterrés et on est sûr qu’ils ne reviendront plus. Krzysztof a 20 ans et on est quatre à se boire des vodka-bières dans sa piaule presque nue.

Deux heures du mat’ – Sonia repart chez elle, Camille va se coucher. Krzysztof et moi on termine nos verres et on refait nos mondes jusqu’à pas d’heure, jusqu’à ce que Morphée ait pitié de nous.

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Au réveil scène de ruines et de désolation. Cire froide sur le sol jonché de mégots bouteilles de bières et de vodka plus ou moins vides cendriers remplis matelas sans dessus-dessous – chambre de camés chambre de damnés – mais dieu qu’elle a du charme, cette House of rising Sun !

La cosmogonie du vide

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Je me balade dans les rues de Lille la nuit – comme souvent, p’tit père, du côté de Wazemmes. Et là soudain c’est pas une superbe blonde platine qui apparaît devant moi non – mais un titre – dans ma tête en gros plan comme les sous-titres d’un épisode de série Z.

LA COSMOGONIE DU VIDE

Bon, très bien, je dis à moi-même… Mais maintenant que j’ai le titre, il me faut une histoire, p’tit père, non ?

Sauf que je creuse un peu, cette histoire apparaît pas.

Flûte, zut, saperlipopette – poils de camembert.

D’habitude, il m’arrive souvent d’avoir une histoire d’abord, et de trouver un titre après, une fois le point final ajouté.

Schéma : Idée ==> histoire ==> titre.

Classique tu me diras. Et généralement là où ça foire c’est entre l’idée et l’histoire…

Mais là j’ai pas d’histoire, et encore moins d’idée !

J’ai beau prier tous les dieux de l’Olympe, p’tit père, j’étais sorti de la réalité un bref instant – une fraction d’éternité. Et me voici désormais – inexorablement – revenu dans la rue sombre et pluvieuse. D’autant plus sombre et pluvieuse que 1) j’ai ni capuche ni parapluie et 2) il fait nuit et je porte encore mes lunettes de soleil – depuis que mes lunettes de vue sont pétées, le matin même de mon départ pour Freiburg. Bon, OK… je suis jamais parti pour Freiburg. Du moins pas ce jour là. Ni même cette année là. C’est juste une histoire, juste un jeu, juste un mensonge. À quel point ?

Toujours cette frontière poreuse – fragile – entre ce que je vois et ce que j’imagine, ce que j’imagine et ce que je vois… Mais p’tit père compte pas sur moi pour t’indiquer s’il y a des points de passage, et s’ils existent, où ils sont…

J’ai le titre – maintenant je dois me dépatouiller avec. Faire des recherches. Et comme d’habitude, je dois faire avec ce que j’ai et commencer par le commencement.

Au début était le verbe.

COSMOGONIE – qu’est-ce que ça signifie ? Le système de la formation de l’univers. Légendaire évidemment – brassé selon les différentes mythologies.

Mouais… je t’avoue que là, franchement, c’est maigre comme piste pour raconter une histoire.

Et le VIDE. Pourquoi ce mot ? Genre NETTOYAGE PAR LE VIDE ? Comme ces 46000 mots que j’ai perdus une fois ? Ou genre le Vide ? Avec une majuscule. Comme le néant ? Celui vers lequel tous on se dirige ? Poussière tu retourneras à la poussière ? C’est quoi ces conneries ?…

Pourquoi le vide, pourquoi pas le CHAOS – un truc rocambolesque, un truc qui envoie du lourd. Qui pourrait être le titre du prochain Rambo. « RAMBO VII : LA COSMOGONIE DU CHAOS» Ouais ! Ça va chier ! Avec plein de sang et de petits Viets qui se font massacrer à grand renfort de mitraillette !

Plus sérieusement, le chaos… Opposition de l’ordre et du désordre. Un joyeux bordel en somme. Je crois qu’à partir d’un certain point de vue, tout à un ordre. C’est juste que de là où nous sommes on a pas accès à la logique qui donne un SENS à tout ça tu crois pas ? Ici et maintenant dans cette rue pluvieuse et noire de Wazemmes.

Non, p’tit père, ici et maintenant c’est pas le chaos qui m’est venu à l’esprit, c’est le VIDE. Opposition du rien contre tout. Et tout ça c’est pas rien…

Les dieux s’ils existent n’aiment pas le vide, je pense. Ouaip ! La Nature a horreur du Vide. On dit que c’est vide, mais en fait c’est juste des éléments qu’on arrive pas encore à identifier. Comme l’antimatière par exemple. Ou des trucs de ce genre – hyper-compliqués, carrément capilotractés. Méga-glucose.

Tu vois bien maintenant p’tit père que c’est pas du vide là, ce que tu vois. Vide de sens, oui – désordonné, sûrement – mais pas vide-tout-court.

Écrire c’est désassembler le vide qui ne l’est pas, le déconstruire, le déstructurer, le malaxer, l’étirer comme un chewing-gum de manière à ce qu’il tienne dans le texte de cette semaine – le transformer pour en faire ensuite… je sais pas… pour enfanter… un Grand et Luxuriant Bordel. Cet univers en formation que je suis en train d’engendrer. Et que tu rends vivant-presque-palpable puisque tu m/le l/vis.

De toute façon, peu nous importe, p’tit père – peu nous importe…

Du moment que ce vide nous a fait passer un peu le temps ensemble.

Le Festival de Jazz de Montreux

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Rouge.

Sang.

Rouge sang.

Rouge sang rouge sang sang rouge

Ça se voit ça se fige dans la rétine et dans la tête et ça résonne comme une horloge.

Cet été là j’ai vingt ans je suis en stage pendant quelques mois en Suisse dans une asso – pas la peine de rentrer dans les détails ici. Je touche une gratification, même pas un salaire – une misère. Je vis dans une coloc hallucinante et géniale – il faudrait que je touche deux trois mots là dessus  – peut-être, un jour, une autre fois… Mes papilles se délectent de la bouffe du coin – des Rösti ! – et j’y capte rien au dialecte local, le suisse-allemand, « Schweizer-deutsch » – ici ça se dit « Schwiizedüütsch », « salut » se dit « Grüezi » alors imagine des mots différents, des mots de tous les jours – je nage dans le pâté. Mais c’est pas grave.

C’est con, mais le premier réflexe que j’ai eu en arrivant ici c’est de chercher s’il y avait des Français dans les parages – je sais pas d’où vient cette idée de vouloir trouver, en ses quelques compatriotes plus ou moins paumés comme toi à l’étranger – des « expat’ », une sorte de foyer merveilleux. Je suis tombé sur un forum sur le site de la Maison des Français à l’Étranger. Et sur des gens qui – comme moi – se demandaient ce qu’ils foutaient là de l’autre côté du Lac Léman.

On s’est rencontrés, un soir, on a bu quelques verres, on a fait les présentations. On vient tous d’horizons, de milieux sociaux différents. Il y a Luc qui bosse à la Bourse, Nathan qui est chez Microsoft, Fred qui est dans le nucléaire, Élise qui fait un stage chez Ernst & Young, et Catherine qui… qui fait quoi d’ailleurs ?

Je crois qu’elle même ne sait pas. Elle nous raconte qu’elle est en dernière année d’école de commerce. Genre le truc où elle a dû sortir de sa campagne et s’endetter sur trente ans pour pouvoir y rentrer et assumer financièrement chaque année universitaire. À Zürich elle avait commencé un stage – dans la Finance what else ? – et elle a dû rentrer chez ses parents en urgence. Puis elle est revenue ici je sais pas pour quelles raisons. Ce qui est sûr c’est que son stage est pas validé – son stage de fin d’études – donc son année est pas validée, donc si elle arrête c’est ses études qui sont pas validées – et que sa timidité – un handicap – cache une bonne grosse remise en question.

Je sais pas qui a proposé cette idée de tous s’embarquer ce soir pour Montreux où se déroule actuellement le festival de jazz.

Moi, du haut de mes vingt piges, j’y connais foutrement rien au jazz – tu noteras d’ailleurs que pour l’instant, j’y mets même pas une majuscule – alors le festival de jazz de Montreux, ça me passe carrément au dessus de la tête. Par contre tu sais que quand une occasion se présente de vagabonder n’importe où, je suis le premier à sauter dessus.

Et nous voilà dans la voiture de fonction de Nathan. Mercedes classe E. Qui vient tout juste de sortir de l’usine. Un rêve de gosse pour des gens comme lui. Sa boîte lui paie l’essence et tous les six mois il a une bagnole toute neuve – de cette même trempe, évidemment.

Élise a pas pu nous accompagner ce samedi soir. Elle est repartie à Lyon rejoindre son copain pour le week-end. Fred Luc et Nathan discutent boulot et projets. Catherine reste silencieuse – comme absente, éteinte. Et je me tais, je contemple la route comme d’habitude quand je suis en voiture. Les enceintes Dolby Surround Digital 5.1 Méga-stereo-de-la-mort-qui-tue diffusent Macy Gray – I try – et je pense à ma copine de l’époque – à des milliers de kilomètres de cette petite route vallonnée qui nous amène à Montreux.

Des embouteillages à l’entrée de la ville, et un calvaire pour se garer. Mais on y est arrivé. On est là dans un parc. Autour de nous des belles gens – toutes endimanchées, en costard chemises ou robes de soirées. Avec mon accoutrement je suis le seul zoulou du coin. Il fait bon ce soir. Une douce chaleur d’un soir de juillet nous enveloppe. Ciel rosé du début d’une courte nuit d’été. On entend au loin quelques concerts. Mais ils sont payants, et les entrées sont chères. Ou ils sont gratuits, mais complets depuis belle lurette.

Luc nous offre un verre de vin glacé. J’apprécie ce noble geste de sa part. Il sait que je suis ric-rac niveau thunes, que je peux pas me permettre d’avoir le même niveau de vie que lui – qui habite dans un appart’ de 120m² avec terrasse juste au dessus de la bourse – mais il fait tout pour me mettre à l’aise avec ça – il me traite comme si j’étais l’égal d’eux. Catherine nous suit, la bouche définitivement close, refuse d’un petit geste le verre que Nathan lui propose – son regard est désespérément vide.

On s’approche d’une scène. Il est vingt-deux heures. Il y aura un concert bien – et on est aux premières loges.

Rouge.

Rouge sang.

J’entends le son rouge sang des saxos, des cymbales qui sont pas encore arrivés.

Les belles gens commencent à arriver, on s’agglutine autour de nous pour pouvoir assister à la performance musicale qui aura lieu bientôt.

Je termine mon gobelet de vin d’un trait.

Rouge sang. Aux premières loges.

Les dernières lueurs du soir.

Et soudain…

Juste devant nous, à même pas deux mètres rouge sang un homme sort une lame la lame fend l’air et fend son voisin au ventre et au visage.

Rouge sang sang rouge qui jaillit de l’arcade sourcilière du type comme l’eau d’un geyser et qui gicle sur nos têtes et nos chemises. Et une grosse ligne sanguinolente, droite, tracée sur son torse de manière quasi-chirugicale.

Rouge sang et sans attendre l’auteur des faits comme dirait la police court s’enfuit s’échappe disparaît dans la foule doggy doggy dog qui s’amasse qui panique. Pssschh – volatilisé.

Quant à l’autre gars, le blessé, il ne l’est que légèrement. Ses jours ne sont pas en danger comme dirait la police.

On se regarde tous. Choqués. Le regard aussi vide que celui de Catherine. Puis on reprend nos esprits. Peu à peu. On veut plus traîner là. Tant pis pour le concert – que le jazz l’emporte. On veut rentrer. C’est tout ce qui nous importe.

Routes sinueuses.

Les phares de la merco dans la nuit rouge sang.

Courbes de l’asphalte giclées de sang plein les vêtements.

Tous les cinq dans la caisse. I try qui repasse. Odeur de cuir trop propre de l’habitacle. Odeur de soufre/sang séché aussi – coincé dans les narines. Pas un pet, pas une mouche qui passe – un silence assourdissant. Et à côté de moi Catherine que je sens trembler.

Soudain elle panique le visage blême elle se met à se tortiller fouille dans sa poche et en ressort un flacon de gélules. Des gélules rouge sang. Vite elle en avale une – ou deux ou trois ou tout ce qu’elle peut gober le flacon qu’elle secoue fait des bruits de shaker – ensuite elle me regarde elle sait que je l’observe « Pour pouvoir dormir » elle dit comme pour clore le débat. Je me tais je détourne le regard et à travers la vitre je me prends les phares des voitures d’en face dans la gueule ils éclairent mon front moite et quelques gouttelettes brunes de sang séché qui n’est pas le mien.

Nathan nous dépose tous à la gare centrale de Zürich. On se dit des « Bonne nuit » fragiles et chacun part dans sa direction – l’air le plus normal possible comme s’il s’était rien passé.

Il se trouve que je retrouve Catherine sur le quai. Je suis juste à côté d’elle mais elle me voit pas. Elle regarde en l’air vers les néons – visage inexpressif, sang séché sur les cheveux qui les colle et les entremêle.

Je la vois monter dans un train rouge sang.

Je vois le train s’éloigner. J’attends le mien de train. J’ai besoin d’une bière, d’un alcool fort ou d’une douche au minimum pour m’enlever de la bouche ce putain de goût de sang rouge sang amer et dégueulasse. Et dans le maelström de mes pensées il est clair à présent que le train qui vient de s’éloigner – le train dans lequel Catherine est montée – légère comme une ombre – presqu’invisible –

 

ce train ne va pas dans la direction de chez elle.

 

Le Bunker

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J’entre dans le bunker.

Attends attends pourquoi tu me parles de bunker ? Tu vas trop vite mec c’est pas comme ça qu’on débute une histoire – ben c’est comment alors ? – il est où le contexte ?

OK voilà le contexte : je rends visite à ma pote Katrin pour le week-end. On s’est connus au lycée, ça commence à remonter maintenant, depuis on s’est revus quelques fois mais c’est surtout par lettres qu’on garde le contact. Elle écrit les siennes sur du papier fleuri, au stylo-plume, écriture précise soignée et aérée. J’aime beaucoup recevoir des lettres de sa part. Maintenant Katrin habite Freiburg. Je profite de ces quelques jours de vacances pour lui rendre visite. C’est bon maintenant t’es content tu l’as ton contexte ?

Freiburg… la ville est jolie mais je m’en cale un peu. Je suis pas venu là pour faire du tourisme mais pour revoir Katrin. J’arrête pas de la regarder discrètement depuis qu’elle m’a cueilli à l’arrivée de mon train – qu’est-ce qu’elle a changé c’est fou… Je la trouve grandie, c’est sûr – grandiose… mais un peu fatiguée aussi, des cernes sous les yeux – une Apache.

On arrive chez elle. Katrin vit dans une coloc à deux pas de la fac, avec quatre étudiants comme elle. L’appart’ est grand et un peu en bordel. Je pose mes affaires dans sa chambre, Katrin m’annonce qu’il y a des gens qui vont passer ici pour l’apéro et qu’ensuite on va aller à une fête. « OK » je dis – même si je visualise pas encore l’immensité de la soirée qui s’offre à moi.

L’appart’ se remplit peu à peu – le stock de boissons lui ne désemplit pas. Un des colocs de Katrin s’est barricadé dans sa chambre. C’est à peine s’il m’a salué tout à l’heure quand je me suis présenté à lui : « J’ai trop fêté hier, mec » – il a lâché – les yeux dans le vague, la langue encore pâteuse. Je peux comprendre…

Dans la salle de bain – tapis de bain en pilou-pilou faux gazon vert pomme. Une pancarte « Only for Quickies ». Je trouve ça fun et le savon sent bon. Je fais des allers-retours balcon/cuisine. Clopes et p’tit punchs dans ma gueule. Je discute avec des gens – les prénoms m’échappent dès qu’ils sont prononcés. Katrin me lance parfois des regards veut savoir si je m’intègre bien si je passe une bonne soirée. Ouais ouais te fais pas de soucis. Souvent les gens viennent vers moi et me demandent : « Mais d’où tu viens petit Français ? Comment tu as connu Katrin ? » Les gobelets en plastique s’entrechoquent et je leur raconte à chaque fois une version différente… Dehors la nuit s’étiole et les gens refont leurs mondes dans les vapeurs alcoolisées. À l’intérieur ça gueule et ça se la joue en musique. Je plains les voisins et le coloc de Katrin qui voudrait juste pioncer bordel.

Minuit passé. Je sais pas qui émet l’idée fumeuse furieuse de « Et si on bougeait ? » C’est vrai – l’apéro aurait dû être fini depuis longtemps – mais là les saladiers – sangria et p’tit punch – sont vides et les bouteilles de Pils des cadavres empilés en vrac dans le couloir. Donc – allez on se bouge !

Et on marche dans les rues de Freiburg la nuit. En chantant à tue-tête pour certains. En marchant à pas chassés ou à cloche-pied pour d’autres. À côte de nous sur la grand-route des voitures filent vers d’autres soirées – peut-être moins tumultueuses que la nôtre mais je peux pas encore l’imaginer.

« C’est là…

– Quoi ? »

On vient de s’arrêter à une intersection paumée et un gars me dit que la suite, c’est là que ça se passe. Je veux bien mais… y’a que dalle… Katrin me fixe des yeux, comme pour dire : ta gueule et suis nous.

Caché derrière des arbres, un chemin. Des gens sur les côtés, à terre, assis ou couchés même pour certains, blousons de cuir et guenilles dans la boue, packs de bières ou vodkas Lidl jamais bien loin. Forte odeur de beuh enivrante. Et déjà des caissons de basse qui doucement font trembler la terre. Et devant nous, dressé contre vents et marées – un bunker. Le lieu de notre perdition.

Voilà. Merde. Ça commence.

On pénètre dans l’endroit. Escalier fendu, humide et ruisselant parfois. Du genre à te casser la gueule au moindre pas que tu fais. Rien à voir avec une boîte de nuit bling-bling. Du lichen sur l’amer béton. Dans la pénombre un mec à crête avec un énorme anneau à l’arcade droite prêt à envoyer valser les boulets et les opportunistes. J’ai l’impression que le groupe se disperse. Je sais pas où sont les autres je crois que j’ai perdu Katrin. Je contemple seul cette nana en face qui le regard suave et scintillant se fait piercer à l’arrache le bas de la nuque. Guerrière rebelle. Sons de marteaux piqueurs. Scies à métaux. Traces de sang sur les murs. Perceuses éclectiques. Grincements de dents. Giclements non-identifiés. Tags à gogo. Le vaste couloir se sépare en deux salles. Ambiance plutôt reggae à droite, plutôt punk à gauche. Ou vice et versa.

Bam Bam.

La déchéance sur la piste de danse. Plus de rêves plus de rêves nous sommes ce que nous faisons.

¡Madre mía! J’ai l’impression de me retrouver dans le générique de Tracks. Wow des gens tout bleus à six heures. Bleu flashy. Joyeux lurons – ils ont dû manger des schtroumpfs. Un semblant de bar là-bas – où tu te sers toi-même de la pression en fût. Aime ton prochain jusqu’à la dernière goutte rampe sur ton prochain comme y’en a deux qui le font en se frottant mutuellement. Décadence virevoltante. Lumière tamisée au fond – des couples s’enlacent – rythmes ralentis, éloge de la chair. Un gars derrière moi – visiteur du soir : « Mais pourquoi tu portes des lunettes de soleil ? » Réponse : « Mes lunettes de vue sont pétées alors je me la pète. » Petit souci en effet ce matin au réveil. Un de mes verre correcteurs a fugué le con, mes lunettes sont inutilisables et les seules lunettes à ma vue sont des lunettes de soleil.

Les chiottes. Odeur de souffre. Passage obligé. Et quand j’y passe ça me fait penser à ça :

Les WC les plus pourris d’Allemagne. On est que des tas de merde, au fond… des crottes qui flottent qui perdent pas espoir. Je les asperge d’urine jusqu’à se qu’elles coulent une à une. Bataille navale du stade anal. Et pendant que j’essaie désespérément de me laver les mains après la petite commission des mecs penchés sur le sèche-mains qui a rendu l’âme dans les années 1970 – l’un d’eux relève la tête, renifle, ses yeux éberlués me fixent à travers mes verres sombres : « Tu veux essayer ?

– C’est quoi ? » je fais.

« Du speed. »

Je refuse.  Pas besoin de ça. Je suis déjà suffisamment à la (ra)masse comme ça. Et comme un prince je sors de ces chiottes caverneuses de ce bunker glauque et étincelant et je retrouve le grand air.

Au seuil du bunker nuit brumeuse cette nuit encore pas d’étoiles dans le ciel.

On est définitivement perdus.

 

à la Bakeri

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4p.m heures locales – quelles heures sont il à Paris, mon cœur ? Mais mon cœur est ailleurs mon cœur est en vadrouille du côté de Williamsburg ce quartier haut en couleur au cœur de Brooklyn, New-York, New-York, USA – plein de liens cher lecteur cher toi mais c’est qu’ici tout défile c’est super-difficile de tout enregistrer j’essaie pourtant je te jure j’essaie de m’exercer d’être un Memory Babe parce que mine de rien Jack mon esprit est dans TA ville mais tout va vite vite tout s’entremêle tout s’entrechatte tout s’entrechoque et se brise aussi parfois – et mon esprit se disperse et ma mémoire solitaire est quelque peu défaillante.

Tu dis que tu as écrit On the Road en trois semaines sur un rouleau – je l’ai vu d’ailleurs ton tapuscrit de 36 mètres de long j’ai eu la chance de le voir – en tournée à Paris – sans benzédrine – sous café uniquement.

Parchemin original de On the Road

Parchemin original de On the Road

Parchemin original de On the Road

Parchemin original de On the Road

Tu carburais au café wow mais comment tu fais parce que maintenant j’en tiens une tasse là de ton café et tu sais quoi ? Il est pas fort du tout ! C’est pas un café ça ! Je sais pas comment vous faîtes chez vous mais il est tellement allongé… On dirait du jus de chaussette. Résultat il est 16h et aujourd’hui j’ai beau avoir déjà ingurgité cinq cafés je suis encore fatigué nase kaputt.

Je traîne des pieds je baille il m’en faut un sixième alors tu me traînes dans cette boutique vers la 7th street – la Bakeri que ça s’appelle – avec un « i » à la place du « y » pour faire tendance? – qui comme son nom l’indique est une boulangerie-pâtisserie. Entrée dans la Bakeri donc – the Smiths en fond sonore. Un café, enfin! – un grand, please! – Et froid – parce que j’aime pas le café chaud – tu sais le café brûlant qui te nique la gorge et les papilles – parce que je suis suis trop pressé pour le laisser refroidir – et comme je suis gourmand comme j’ai faim malgré la patte de dinde rôtie que je viens de m’enfiler au marché de Smorgasburg – un cookie pour l’accompagner!

La fille au tatoo

La fille au tatoo

Cette fille sur la photo – typique des lieux – que j’ai tenté de capturer discrètement –  « enjoys the day ». C’est pas moi qui clame c’est son tatoo sur l’avant-bras – que j’aperçois à travers la vitre – elle est sur la terrasse – bonnet rouge, bracelets et stylo à la main – elle est en train d’écrire – en train d’écrire sur un carnet – les laptops c’est has been… Elle boit un café dans un verre – pas dans un gobelet transparent en plastique – à la « Weeds » où tu vois toujours l’héroïne de la série boire à la paille des cappuccinos glacés. À un moment elle va se servir au comptoir alors que je t’amène un truc – nos regards se croisent se toisent et se disent tout. Fugace. Je reviens à ma place dans ma petite boîte à tes côtés et je picore sur la table les miettes de mon cookie que j’ai avalé en moins de deux. Maintenant REM – Near wild heaven. Et on discute. De mon ressenti sur New-York cette ville-monde que j’ai tant fantasmée. La tête toujours dans la Lune cachée par les gratte gratte gratte-cieux – et Times Square et ses 10 000 soleils – je suis… ailleurs. C’est bon, le café froid est en train d’agir, je suis en train de recharger les batteries.

By night and with Mickey Mouse

Times Square comme 10000 soleils

Enjoy the day enjoy dit son bras j’enjoy mon séjour et je me suis mis en tête de partir un peu sur tes traces Jack – j’ai dans mon sac toujours ton bouquin – Et les hippopotames ont bouilli vifs dans leurs piscines –de Larimer Street jusqu’à Columbia où tu as étudié – un peu – en passant par le Village et Ozone Park où tu te terrais chez ta mère jusqu’à ce que Neal te sorte de ce trou et que tu partes sur la route –

Coucher de soleil à Williamsburg

Coucher de soleil à Williamsburg

 

Sur le toit du building

Sur le toit du building

et je marche sur les pas de tes errances. Alors, en Amérique, quand le soleil décline et que je vais m’asseoir en haut de ce building sur ce toit, quand je fume ma clope dans la nuit sans étoiles sans étoiles sans même l’étoile du Berger qui s’étiole comme tu dis en effeuillant ses flocons pâle sur la prairie, juste avant la tombée de la nuit complète – moi je pense à enjoyer the day the night je pense même à savourer tout mon séjour et j’ignore ce qui viendra ensuite, je pense à tout ce que je ne vais jamais pouvoir ramener dans l’avion fade du retour, je pense à Jack et je pense à toi, je pense à toi.

We make love...

We make love…

El Dorado

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Le serveur s’approche avec notre commande sur un plateau: deux cafés au lait, deux jus d’oranges pressées et deux assiettes contenant chacune un large toast avec une gousse d’ail et un pot de pulpe de tomates.

Il pose le tout sur la table et s’en va :

« -Je reviens les français : j’amène l’huile d’olives…

el dorado 1

Il réapparaît l’instant d’après et nous interroge, l’air décontenancé :

-Vous êtes pédés, les gars ?

Je réplique aussitôt pour nous mettre à l’abri de tout soupçon :

– Nous sommes juste de très bons amis.

Le vieux garçon me met en garde :

-Je vous le demande, parce qu’on n’aime pas les pédés ici…

Avant même que je ne réalise qu’il s’agit d’une plaisanterie, il me tape jovialement dans le dos et me rassure :

-Mais je déconne, les mecs ! Déjà, être français c’est pas marrant… Alors, si vous êtes pédés en plus, c’est triste ! Sur ce, bon appétit !

Mac Fly pouffe de rire :

-Tu viens de voir un exemple parfait des gars d’ici : physique et humour rude mais bon cœur au fond…

Mac Fly analyse du regard les petits vieux qui peuplent le comptoir.

-Des fois, je viens prendre mon petit déjeuner et ils sont déjà tous accoudés au bar: ils s’envoient des cafés – cognac, des « bombas » (chocolat au lait avec du rhum ), des liqueurs d’herbes des montagnes…

-Ils ont un foie en inox…

– Quand on est vieux à Casarabonela, la journée se passe toujours de la même façon…

Mac Fly se lance alors dans une description fidèle du quotidien des anciens :

-Le matin, ils démarrent toujours au bistrot avant de farnienter au soleil sur la place du village. Ils papotent jusqu’à environ 13h00, assis sur un banc en petit groupe… Après, ils retournent chez eux casser la croûte et font la sieste… Une fois le roupillon terminé, ils sortent de nouveau et reprennent la conversation entreprise le matin. Enfin, quand le jour décline, ils reviennent au bistrot et jouent aux cartes…

el dorado 2

-On dirait que tu as consacré du temps à les observer !

-Oui, et je dois te dire que j’ai beaucoup vieilli en un an. Depuis que je ne bosse plus, mes journées ressemblent aux leurs… Il soupire et réfléchit : ça a du bon le chômage. On prend le temps d’apprécier le temps. Quand tu sais plus quoi en faire de ton temps, tu le passes au bistrot. Boire un coup ou manger, ici, ça coute deux à trois fois moins cher qu’en France.

Je jette un coup d’œil à l’addition et le constate : nos deux petits déjeuners coûtent seulement 3, 90 euros !

-3,90 euros pour deux copieux petits déjeuners ! C’est rien ! A ce prix là, en France, on te sert une bière ordinaire en 33 cL, et sans le sourire !

-Pourquoi tu crois que je reste ici ? La vie est bien moins chère qu’en France, je profite de la nature et j’ai du soleil 300 jours par an. Avec 900 euros de chômage par mois, je vis très bien… Je loue une baraque dans un coin perdu pour 300 euros toutes charges comprises, et le propriétaire, Antonio, m’offre même le bois de chauffage l’automne et l’hiver… Comme j’ai plus de bagnole, je ne paie plus ni essence ni assurance… Y’a deux bus par jour pour aller à Malaga et dans les villages voisins si j’ai envie de changer d’air. Je n’ai pas besoin de payer d’abonnement internet car la connexion est gratuite à l’espace info du village… Si j’étais au chômage en France, ce ne serait pas la même soupe… Ici, c’est l’Eldorado à côté !

Mac Fly a travaillé 15 mois pour une association d’éducateurs français implantée dans le village. Sitôt son contrat fini, il n’avait plus qu’une idée en tête : rester sur place pendant ses 15 mois d’indemnisation par le pôle emploi, profiter de la région et se consacrer à sa passion : la musique.

-Tu as raison, lui dis-je, même si au fond l’idée me paraît complètement déraisonnable.

-L’année qui vient de passer a été positive sur plein de plans : j’ai pris le temps de composer de la musique, j’ai marché, j’ai récolté les amandes et les oranges dans la montagne, j’ai progressé en espagnol… C’était une bonne année de vacances offerte par le Pôle Emploi !

-T’es unique mec !

Nous terminons tranquillement notre petit déjeuner. A travers la vitre, j’aperçois le clocher de l’église, et au-dessus, le soleil s’élever.

-Bon… Je vais régler la note.

-Mais pourquoi autant d’empressement ? me demande-t-il en roulant une cigarette.

-Comme ça… On a fini de déjeuner, le soleil commence à se lever : c’est le bon moment pour aller randonner, tu trouves pas ?

-Relaxe, mec, me reprend Mac Fly. Le soleil, il va pas s’éclipser !… Tiens, je prendrais bien un second petit déj’ moi, pas toi ?

-Ok ! Je te suis pour un second petit déj’ ! Après tout, on a le temps, c’est vrai…

-Ben ouais, mec… Cool la vie ! Laisse-toi pousser la bite, quoi ! Mouah ! Ah ! Ah !

Il se lève, noue son cheich autour de son cou, embarque sa cigarette roulée et se dirige vers la sortie du café.

el dorado 3

-Tu m’excuses, mec, mais mon poumon droit me demande une clope…

Je vais commander un second petit déjeuner et le rejoins à la sortie du café. Je l’observe en train de fumer et consulte ma montre : il est 09h15 du matin et nous sommes à la fin du mois de novembre. Le soleil commence à inonder de lumière et de douceur les ruelles blanches du village. J’estime qu’à cet instant précis, il doit déjà faire 17°C.

-Après le deuxième petit déjeuner, je me prendrais bien un carajillo m’annonce Mac Fly.

-Qu’est-ce-que c’est ?

-Un café cognac. Ça coûte rien, une connerie comme 1 euro 30… Tu devrais goûter aussi…

-A neuf heures et quart du matin, un café-cognac, c’est un peu trop tôt pour moi… T’oublies pas la rando, mec ?

-Yep ! On attaque la rando après le « desayuno » ( petit déjeûner) et le carajillo, promis !

J’observe le village autour de nous, dont la vue me délecte et me laisse envahir par cette ambiance paisible de village andalou.

-Je me sens bien ici…

-Et ouais mec, j’te l’ai dit, c’est l’Eldorado ! » conclut Mac Fly.

Il a trouvé le mot juste : je ne vois rien à ajouter…

el dorado 4

Ton désert, Simon…

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« Le vrai voyage, ce n’est pas de chercher de nouveaux paysages, mais un nouveau regard »

– Marcel Proust

Teraz jest teraz…

Maintenant c’est maintenant

Ahora es ahora comme on dit ici,

sur la route.

La route jusqu'aux Bardenas

La route espagnole

Ahora es ahora, Simon,

et c’est dans ton désert qu’on arrive.

Nous revoilà en escapade Camille et moi quelques mois après notre périple polonais – téléportés en Espagne cette fois-ci – tenter de trouver un peu de chaleur en plein hiver.

J’y ai cru moi ! J’ai pris mon blouson de mi-saison – mon blouson noir totalement délavé décoloré à force de passer mes nuits dehors – mon blouson de bourlingueur. J’ai aussi pris mes lunettes de soleil et j’ai même hésité à embarquer de la crème solaire –  complètement givré, olé !

Du coup le bilan est laconique. Sans appel. Je me les gèle grave.

Destination l’Espagne donc, et plus précisément les Bardenas Reales.

Ton désert Simon – celui où tu es déjà allé pas mal de fois.

Celui dont tu me parles souvent.

Tu m’as envoyé une flopée de cartes postales. Tu m’as montré des dizaines et des dizaines de – très belles – photos.

Ahora es ahora – et on y va – là, maintenant.

On est parti vers 13h de Tudela. Si on est parti si tard, c’est parce qu’on a fait la java hier soir jusqu’à pas d’heure avec les gens qui nous ont hébergés. On a eu du mal à se lever ce matin, on a beaucoup traîné – du coup on a raté les rares bus qui font la route jusqu’aux Bardenas mais nos hôtes nous ont filé leurs vélos.

Un des vélos a pas de vitesse, la selle de l’autre défonce l’entrejambe – tu devrais nous voir commencer à pédaler sur les hauteurs de Tudela Simon, tu te serais marré – des amateurs, je te dis !

Après le petit pont à l’entrée de Tudela, on sent vraiment le vent. Le vent glacial, 50-60 Km/h, en pleine face. Et ça sur toute la route, 15 Km jusqu’à l’entrée du désert, près d’Arguedas. Tu m’as pas vendu les choses comme ça Simon, tu m’as jamais dit qu’on pouvait se les peler autant. Et crois moi Cow-Boy, on en chie déjà. Surtout Camille, qui est obligée de pédaler comme un rat avec ses vitesses pétées. Je passe devant – j’essaie tant bien que mal de la couvrir du vent.

On parle pas, tout occupés à lutter contre les forces de la nature. Je cogite pas mal – et la question qui me reste en mémoire c’est « Qu’est-ce que je fous là ? ».

Il pleut et je pleure je sais pas pourquoi.

Bardenas

Bardenas

Autour de nous déjà les paysages du déserts, les collines, les plateaux et les inselbergs. On arrive à distinguer les différentes couches de roches superposées l’une sur l’autre, des sédiments. C’était quoi avant ? Une mer ? Une forêt ou une jungle ? On est rien par rapport au passage du Temps.

Éoliennes. Falaises. Panneaux solaires – et plus loin, à une distance en trompe-l’œil, vagues chemins seules traces de l’Homme ici.

En face la route continue jusqu’à Arguedas – on bifurque sur la droite, un petit sentier qui sent le bousin – des champs où les taureaux paissent – en suivant le chemin on tombe sur le panneau « Bardenas Reales » – et j’ai l’impression de rentrer chez toi par effraction.

Tu m’en as tellement parlé Simon que j’ai fini par m’y voir dans ton désert – avec Camille – tous deux néophytes de ces paysages – à dos de cheval – oui je nous ai vu à l’aventure, au trot, matant ces inselbergs de front et galopant sur les sentiers d’argile.

Bardenas

Bardenas

C’est pas encore fini. Il nous reste une forte montée à attaquer et ensuite, ensuite c’est l’entrée du désert. On pédale on pédale on pédale il pleut il pleut il fait froid froid. Il est 15h30, on est seulement aux portes du désert. En haut de la montée, enfin. Je pose mon vélo et je m’assois par terre, il est temps d’entamer nos sandwichs. Le froid. La pluie. Le vent – le Cierzo qu’on connaissait pas, maintenant on en a plein la gueule. Sec et glacé.

Bardenas Reales

Mes mains sont passées par toutes les couleurs de l’arc en ciel, maintenant elles sont vert pale et je commence à ne plus les sentir. Et ce paysage magnifique de désolation qui nous enterrera tous… Et si on rebroussait chemin ? Camille : « On aura roulé deux heures pour rien. »…

Elle a raison. Yalla !

Je pleure de froid et mes larmes secouées par le vent glacent mes joues. Je lève la tête – les nuages déchiquettent le ciel de façon quasi-chirurgicale. Je comprends que ça sert à rien à de pleurer – les garçons pleurent pas et surtout pas les Cow-boys comme nous pas vrai ?

On enfourche nos vélos à nouveau. On monte encore un peu, puis la descente – faible et venteuse – s’amorce. En bas on prend à gauche – un petit chemin en argile trempé et boueux. Nos vélos s’engluent par endroits, on en est presque aspirés – poussière tu retourneras à la poussière.

Sillons

Sillons

Des ruisseaux vides creusent des sillons. La pluie fine glaciale et pénétrante laisse la place au soleil – bien maigre, le soleil, mais il fait soudain dix degrés de plus, malgré le Cierzo. On s’arrête à côté d’une baraque désertée au beau milieu de nulle part.

Vélo

Vélo

Devant nous s’élève le fameux rocher – celui dont Simon m’a tant parlé – celui qui figure sur les cartes postales qu’il m’a envoyées, les photos qu’il m’a montrées. J’arrive pas à évaluer la distance qui nous sépare de lui. Camille veut rebrousser chemin : « C’est à cinq minutes d’ici. Tu peux y aller, moi je t’attends ici.

– Jamais de la vie. Pas sûr que ce soit si proche, et puis je ne te laisse pas là. Soit on y va ensemble, soit on y va pas. »

Le vent laisse le champ libre aux grandes déclarations. Yalla – Camille reprend son vélo en main et part devant. Putain sans elle je serais même pas arrivé là, et maintenant elle veut baisser les bras ?

Cinq minutes plus tard, on y est. Devant le rocher. Le Castildetierra. La Cheminée de fée. Le truc du désert, ce qu’on doit obligatoirement prendre en photo. Une pancarte explique comment ce rocher si particulier s’est formé au cours du temps. Et elle nous montre son futur : avec l’érosion le haut du rocher va un jour dégringoler et se désintégrer. Poussière… On se prend en photo devant le Castildetierra et on admire le panorama qui s’offre à nous. Aucun bruit sauf celui de la nature, quasiment aucun signe de l’activité humaine.

Castildetierra

Castildetierra

Maintenant qu’on a fini de faire nos touristes on range nos appareils photo et on fait demi-tour.

17h30. Je suis très branché sur l’heure, là, j’ai peur que la nuit s’abatte sur nous tout à coup. Dès que le chemin monte un peu, on descend de nos bécanes et on les pousse à pied. « On sera à Tudela à 19h », je fais à Camille. Pour la motiver. Je ne sais pas si je dois croire ou non à ce que je dis. Et on se remet en selle – une intersection – une montée tortueuse – et à partir de là réjouissance gracieuse – une descente vertigineuse. Et sans vent de face.

C’est parti ! Sur mon vélo je suis un apache, j’existe et j’exulte, je crie à pleins poumons, à 35 Km/Heure

« Waaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaoooooooooooooooooooooooooooooooooooooooouuuuuuuuuuuuuuuuuuuu » et mon cri fait écho – ultime trace dans ce désert qu’on quitte. Puis le panneau « Bardenas Reales » qu’on dépasse dans l’autre sens, et la route qui sent le bousin.

Ahora es ahora et maintenant il est 18h à peine – on arrive à la bifurcation de la grande route. Si tout va bien si on trace on trace on sera de retour à Tudela avant la nuit. Je me retourne et jette un dernier regard sur ces paysages magnifiquement désolés.

Tes paysages Simon – les paysages que tu magnifies et dans lesquels toi tu te perds pas.

W drodze

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Teraz jest teraz et ni une ni deux Camille et moi on monte dans le camion d’un inconnu de la nuit. Les chiens errants se détournent de nous et reprennent leurs vagabondages autour de la station-service EKO TANK. On attend au chaud dans le camion – Camille sur le siège passager, moi sur la banquette – on scrute l’intérieur et on se familiarise avec cet environnement cloisonné – le lieu de travail et de vie de notre chauffeur-sauveur – pendant qu’il met du gasoil et qu’il nettoie ses pare-chocs. Des porte-clés, des grigris accrochés sur le rétro intérieur. Un cendar de fortune plein à craquer près du levier de vitesses et une forte odeur de clope froide mais c’est pas dérangeant parce que ça sent la vie ça sent la route qui s’annonce.

Dans le camion de Czesław

Dans le camion

Je scrute Camille du coin de l’œil en me demandant encore ce qui nous a pris – comment on a fait pour être arrivés là tous les deux. Camille… on partage les 400 coups, les 1001 nuits, les 10 puissance 12 expériences, des parsecs de voyages.

Camille… Je me vois me souvenir de nos vies antérieures c’est pas un hasard tu t’appelais Yashan tu étais mon compagnon de voyage là-bas quelque part parmi les yourtes de Mongolie intérieure sur les steppes où nos regards se posaient debout sur nos chevaux arabes parfois quand tu en buvais tu foutais plein de lait de yak partout sur ta moustache… Il y a des choses qui ne s’expliquent pas.

C’est bon, yalla ! Le chauffeur monte dans la cabine – on fait les présentations il nous dit qu’il s’appelle Czesław – j’aime bien ce prénom polonais qui se prononce comme « J’ai soif »

Un tour de clés, frein à main levé, levier de vitesse poussé – et c’est parti dans la nuit calme et fraîche. Czesław conduit des camions depuis douze ans, il transporte du courrier.

C’est pas la première fois qu’on monte dans un camion mais ça fait toujours un léger choc. En effet de la cabine on a un panorama imprenable sur la route qui défile au gré de ses phares – la nuit nous appartient.

Camille et moi on contemple sans mot dire Czesław. Il conduit, calme et silencieux, parfois une clope au bec, parfois les deux mains serrées sur le volant. Et parfois il se tourne vers nous. Cheveux roux en pétard, yeux bleus-verts fatigués injectés de sang à force d’avoir trop roulé. Camille : « Il est possédé ce gars »

C‘est dans ce camion – avec Czesław aux yeux de fou – ses tonnes de lettres d’amour qui attendent leurs destinataires et Amy McDonald sur Radio Zet en fond sonore – que minuit ronronne.

Sur cet air .

Césure d’un jour à l’autre – la musique ringard est pour nous imperceptible – la nuit est la même – on trace plein gaz.

Les lampadaires défilent sur le macadam et se reflètent sur nos vitres – guirlandes de Noël qui nous montrent le chemin qui reste à parcourir – 80, 60, 45 puis 30 km –

Nowe Gniew et ses lumières rouges qui scintillent dans nos yeux fatigués – Cyndi Lauper –Time after time.

Rudno Tczew où Michael Jackson chante Billie Jean

Czesław est équipé d’une CB. On a beau pas comprendre le polonais – on devine ce qu’il fait quand il prend le micro – il lance des appels aux autres conducteurs aux environs

On arrive à Pruszcz Gdański – à une vingtaine de kilomètres de Gdańsk. Czesław lance un appel pour savoir si quelqu’un peut nous déposer dans le centre de Gdańsk. Mais personne répond et Czesław a l’air vraiment désolé quand il nous dépose dans une station-service aux abords de Pruszcz Gdański.

Pruszcz Gdański

Pruszcz Gdański

1h du mat’ – on fait le piquet. Il y a bien des gens qui vont à Gdańsk – des mecs bourrés et relous – on a pas envie de monter avec eux. En face de la station-service il y a un hôtel deux étoiles – on traverse la route on entre on se renseigne à la réception afin de connaître le prix des chambres – pas dans notre budget. On apprend qu’il y a des bus ici qui vont jusqu’au centre-ville de Gdańsk – une heure de trajet. Le premier est à 4h du mat’.

On attend encore un peu. « Peut-être que la meilleure solution est d’avancer avec la pancarte », je fais. Camille hoche la tête. Yalla !

Sacs sur nos épaules, un derrière l’autre devant, un pied devant l’autre – on marche sur le trottoir de lampadaire en lampadaire nos ombres se profilent s’étendent s’éteignent. 19 Km jusqu’à Gdańsk. – Camille et la pancarte – tournée dans la direction de nos éventuels improbables futurs chauffeurs.

18,5 km, 18,4 – on approche. Tant qu’il y a un trottoir, toujours le suivre. Voyage au bout de la route. On laisse derrière nous au loin des barres d’immeubles ternes vestiges du réalisme socialiste. « Mais qu’est-ce qu’on fout là ? » je demande – comme souvent quand on traîne comme ça à une heure avancée de la nuit. « … On devrait faire la tournée des bars de Gdańsk, aller en boîte…– et au lieu de ça on se retrouve à Pétaouchnok avec une pancarte de merde en carton ! » Et Camille de répondre : « C’est toi qui es en carton ! » Bien envoyé. Je contemple Camille qui brandit la pancarte – et je me dis que tous les deux, on aurait jamais fait ça tout seul, et que ce qu’on vit, c’est magique. Allez, du courage ! Yalla yalla !

Les camions à côté de nous rugissent à notre passage – rois de la nuit. Yalla Yal…-

Nos cris intérieurs pour se donner du courage sont interrompus par une voiture rouge qui passe devant nous – ralentit. S’arrête. On s’active derrière pour nous faire de la place. Lucie Kasia et Andy dans une Toyota Yaris. Des étudiants qui rentrent chez eux à Gdańsk après avoir bossé toute la soirée On grimpe on est serrés comme des sardines. « Vous avez un endroit où dormir cette nuit ?

– Non. » dit Camille.

– OK. » On voit Andy bidouiller sur son iPhone. Kasia : « Il essaie de vous trouver un endroit où dormir pour cette nuit… » et peu après, Andy : « C’est bon, je vous ai trouvé une auberge de jeunesse près de chez nous.

– Wow ! » Rapide et efficace ! Des sauveurs de la route, encore ! Alors qu’une fois de plus on a rien demandé…

Serrés dans la Yaris, on voit la route défiler – la banlieue de Gdańsk, la zone industrielle – plus de trottoirs ici – à pied on aurait pas pu aller bien loin. Puis l’entrée dans la ville – les grandes avenues, le centre. On s’y attarde pas, on va un peu plus loin, à Oliwa.

1h30, Terminus devant l’auberge Wolna Chata – un hostel cossu, rustique, à prix modique. Lucie, Kasia et Andy nous font un signe et ils repartent chez eux.

Camille et moi on est reçus comme des rois à la réception. Et on découvre qu’on a une chambre de cinq pour nous deux. Une chambre avec des lits ! Des matelas. Des couvertures ! Et de quoi se laver demain.

Parce que qu’est-ce qui nous attend demain ? Où on sera ?

On sait pas.

Et on s’en cogne.

L’essentiel, c’est pas la destination, l’essentiel c’est la route !

 

l'auberge Wolna Chata au petit matin

l’auberge Wolna Chata au petit matin