Comme des Chiens errants au milieu de nulle part

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On the Road, which I keep thinking about : [is] about two guys hitch-hiking to California in search of something they don’t really find, and losing themselves on the road, and coming all the way back hopefull of something else.

– Jack Kerouac, journal, 23/08/1948, première mention de « Sur la Route »

Lille-Berlin : à vol d’oiseau 900 Km – 37 heures, 15 chauffeurs (!)

Berlin-Poznań : 300 Km – 4 heures, 1 chauffeur

Poznan-Toruń : 200 Km – 7 heures, 2 chauffeurs

Toruń-… Presque 6 heures, 2 chauffeurs…

Teraz jest teraz.

Maintenant c’est maintenant.

C’était écrit sur la porte des chiottes d’un bar de Poznań.

Maintenant c’est maintenant. Ici c’est ici et voilà où on est…

Jeudi… Le 13 septembre 2012. Camille et moi on vient de se faire dropper là par un gars de Chełmno. Il nous a pris en lift le temps d’aller ramener sa fille du poney-club et de faire un tour de la ville – nous montrer la vraie ville des amoureux, là où aurait vécu le vrai Saint Valentin.

Teraz jest teraz et maintenant le plan c’est d’aller à Gdańsk.

Teraz jest teraz et maintenant on est sur le parking d’une sorte de restaurant Buffalo Grill au bord de la route. Le gars de Chełmno a voulait nous déposer au péage de l’Autostrada 1 qui mène droit à Gdańsk mais ça lui aurait fait un trop grand détour donc il a préféré nous laisser là.

19h45 – ça fait dix minutes qu’on attend sur le parking. Ciel vespéral, traînées orangées, le soleil est sur le point de se coucher. Il y a quelques voitures en stationnement. Sans doute des gens qui se ravitaillent avant de reprendre la route. Peut-être que parmi eux il y en a qui vont à Gdańsk? Croisons les doigts…

Un mec sort du resto. Il nous regarde, allume une clope et s’avance vers nous. On comprend qu’il nous propose de nous dropper à dix minutes de là sur la route 1. Si on le suit, do widzenia l’autoroute et la pensée agréable de rejoindre Gdańsk en une heure et demi. On hausse les épaules. Tant pis. On lui dit tak tak bardzo dobrze et on le suit jusqu’à sa caisse.

Tadeusz alias Teddy dispose d’un 4×4 avec son chien derrière – il transporte des bateaux et rentre chez lui près d’Ostróda, dans la région des mille lacs. Gentil comme tout, le bougre. Il nous propose même de l’accompagner là-bas, il peut nous offrir le gîte et le couvert. On hésite mais on refuse. Ça nous éloignerait trop de notre route. Et en plus on a pas de ceinture de sécurité. Et Camille a un peu de mal avec les clebs. Teddy nous jarte à une station-service EKO TANK. On est à moins de 100km de Gdańsk – le panneau qu’on vient de croiser, je crois bien qu’il indique « Dolna Grupa » mais ça figure pas sur ma carte Michelin.

EKO TANK

EKO TANK

Alors je crois surtout que je sais pas où on est.

Teraz jest teraz et à Gdańsk, on a pas d’hébergement pour ce soir.

Mais ça sert à rien de penser à ça.

Gdańsk, on y est même pas.

La station-service est plus ou moins déserte.

Les rares voitures qui s’arrêtent prendre de l’essence ici vont pas jusqu’à Gdańsk– ou ont pas l’intention de nous prendre. Mais on s’en fout. Je suis d’humeur positive – à défaut d’être vraiment optimiste – et il fait pas encore trop froid.

Je regarde tout autour de moi. À droite, la route 1 qui passe par Gniew pour aller jusqu’à Gdańsk. Devant, la forêt. Et derrière la station-service, ce qui doit être Dolna Grupa. Quelques maisons. Un hameau. Pas de lampadaires. Pas de trottoir.

Que dalle.

Je soupire.

Faut que je m’habitue à cet environnement. Peut-être que c’est là où on va passer la nuit.

Je me roule une clope.

Camille a faim. Elle va se chercher un truc dans la boutique de la station-service.

De derrière la vitre je la regarde prendre un paquet de chips et expliquer par geste à la caissière qu’elle voudrait bien aussi un hot-dog prosze ! La nana derrière son comptoir mâchouille son chewing-gum et commence à préparer son hot-dog. Je suis subjugué. Elle enfourche la saucisse dans une sorte de baguette, puis elle fout plein de ketchup dessus. On appelle ça Parówki par ici et je trouve le geste de la nana vachement sensuel, quasi-érotique.

Après 1600 Km d’autostop, un rien peut nous faire fantasmer.

 

Teraz jest teraz et la nuit nous enveloppe désormais. Les minutes, les heures passent, et il fait de plus en plus froid. Camille et moi on alterne : parfois on se met au bord de la route et on fait des signes, des trucs comme ça pour se faire remarquer quand des voitures passent – pour qu’on monte dans l’une d’entre elles et qu’on arrive à Gdańsk si possible avant demain. Mais bien souvent on attend dans la station-service, devant la boutique, là où il y a un peu de lumière.

Camille lit son Bescherelle pour parfaire son allemand. On est en Pologne et elle se met à apprendre son allemand. Alors qu’elle a pas ouvert le bouquin une seule fois quand on a traversé l’Allemagne. Normal…

Le Bescherelle

Le Bescherelle

Je sors mon ukulélé et je gratte quelques accords. Mais le cœur y est pas.

Je fais le tour de la station-service – une énième fois.

Je me roule une clope – une énième fois. Bientôt paquet vide. Et à sec niveau eau. À sec niveau bouffe. À sec niveau argent liquide.

Kurwa masz !

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Un chien s’approche de moi. Un chien errant. Je le contemple. Lui aussi me fixe du regard. Je vois très bien ce qu’il est en train de se dire. On est pareils que lui. Tous seuls au milieu de nulle part. C’est pas demain la veille que Dolna Grupa deviendra un lieu touristique.

Le chien errant

Le chien errant

« Désolé bonhomme » je fais au chien. « J’ai rien pour toi. Et moi aussi j’ai les crocs… »

La station-service, quasi-morte depuis plus d’une heure, commence à s’agiter. Des camions se garent pour passer la nuit ici. Une moto stationne devant la boutique. L’enfourneuse de Parówki sort d’un pas rapide. C’est son copain qui vient la chercher. Il lui file un casque, elle monte derrière lui et la moto démarre de façon tonitruante.

Allez ! Puisque même la Parówki-girl est partie, Camille et moi on se donne un peu d’énergie, on se dit que ça va le faire, on peut y arriver, teraz jest teraz, faut juste se bouger le cul et croire en notre bonne étoile. On se place devant la station-service et comme il fait noir, notre seul moyen de se faire remarquer c’est de chanter. Alors c’est tous nos classiques qui y passent – genre Radio Nostalgie.

Joe Dassin – Siffler sur la Colline et Aux Champs Élysées – pour garder la pêche.

 

22h30 – teraz jest teraz et dans la nuit froide je suis en train de chanter Le Chanteur quand un camion s’arrête et s’engouffre dans la station-service. Jusque là c’est plutôt classique – sauf que le camion en question nous klaxonne alors qu’il fait sa manœuvre. Encore un sauveur ! Il descend du véhicule, on coure vers lui, comme à chaque fois il baragouine un truc, on répond automatiquement « Nie mówię po polsku » – alors il nous montre sa carte. Il va pas à Gdańsk directement mais nous en approche grandement. On le regarde, on hoche la tête et on lui dit « OK ». Il nous fait signe de monter.

C’est parti !

Yalla !

À suivre…

Quelques conseils pour l’autostop

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On va tâter de la route, Jack!

Quelques conseils, après 5000 Km d’autostop…

Avec quelques souvenirs en prime…

et vos propres règles/conseils/témoignages!

 

la route - floue

la route – floue et lumineuse. Elle t’appelle.

1) Être poli et avenant.

Bien se présenter. Quoique… Voir point 7) .

En tout cas, se donner l’air d’être un déchet, ça va pas forcément marcher.

Faut les comprendre, les chauffeurs potentiels, qui te voient surgir du fond des bois ou des hautes herbes, avec tous tes sacs, tout ton attirail, et en plus en guenilles… Malheureusement, bien souvent quand on fait du stop on crapahute, et les vêtements qu’on porte finissent par plus sentir la rose et s’usent assez vite. C’est le jeu quand on bourlingue.

Faut être aimable, comme je viens de le dire. Souriant. Toujours, dans n’importe quelle condition. Qu’il pleuve qu’il vente qu’il neige, qu’il fasse nuit, qu’il tempête, que ça fasse une trentaine d’heures qu’on a pas fermé l’œil.

Une aire d'autoroute aux alentours de Namur

Une aire d’autoroute aux alentours de Namur – dans le froid et la neige

 

Faut sourire, faut que tes yeux soient aussi vifs qu’au petit matin après l’amour, faut que ton visage respire le bonheur, éclaire sa route, au chauffeur.

Sur ton « spot » – la place que tu as choisie pour stationner dans l’attente d’un chauffeur – faut lui donner envie de te prendre en stop.

Faut montrer patte blanche. Rien dans les mains, rien sur la tête, rien que tu puisses cacher. J’ai appris cette leçon en lisant Le Monde en Stop , de Ludovic Hubler.

Et même si les gens te prennent pas, il y en a plein qui te font un signe – tu as du mal à comprendre ce que ça signifie. C’est pour t’encourager dans ton périple ou te dire que tu es pas dans la bonne direction ? – en tout cas, renvoie leur toujours un sourire en retour.

 

2) Prenons notre temps…

[Ouais… J’ai osé…]

Si tu fais du stop, c’est que tu as le temps, et que tu as déjà dans la tête cette idée cette construction mentale que peu importe QUAND tu vas arriver, tu VAS y arriver – tu le sais et c’est tout ce qui compte. Condamné(e) à faire abstraction du temps.

Il m’a fallu quelque temps justement pour arriver à ça : attendre au bord d’une route sans te demander tout le temps : « Quand est-ce que je vais me faire prendre ? » [sic !] – dans le jargon on appelle ça un « lift ».

Le Temps est précieux, et vu que tu bouges pas comme tu voudrais, tu dois le prendre pour observer ce qu’il y a autour de toi.

Le macadam.

Les lignes blanches qui se rejoignent au point de fuite et disparaissent à l’horizon.

Les herbes folles au bord des routes.

Les fougères.

Les détritus.

Les merdes.

Même ça c’est beau. Baudelairien.

« Tu m’as donné de la merde et j’en ai fait de l’or. »

– ou quelque chose comme ça…

 

3) Ne prévois pas (trop) par où tu vas passer.

Voilà. Tu connais ta destination. Elle est inscrite sur ta pancarte. Les étapes avant d’y arriver… oublie les !

La route te réserve bien des surprises. Il se peut même que tu y arrives jamais, à ta destination. Et alors ? Tu sais qu’un jour, tu arriveras quelque part.

Pour aller à Berlin, j’envisageais de passer par Hanovre.

Couper la distance en deux, passer la nuit à Hanovre pour pouvoir, le lendemain, frais et dispo, lever le pouce au bord de la Bundesautobahn A2 – le chemin qui mène tout droit à Berlin.

Hanovre on l’a jamais vu, même de loin. À la place on a pu voir des moulins à la frontière belge, un Burger King sur une aire d’autoroute entre Aix-la-Chapelle et Cologne, une station de tram à Dortmund dans laquelle on a essayé de dormir – Glückaufstrasse… et on est quand même arrivés à Berlin – et Dieu sait que c’était loin d’être gagné d’avance tellement on s’était fourvoyés.

Dortmund - Glückaufstrasse

Dortmund – Glückaufstrasse

La brume sur la route au petit matin

La brume sur la route près d’Unna au petit matin

 

Une autre fois Paris-Rennes – sans que ce soit prévu, on est passé par la forêt de Rambouillet, on s’est arrêtés à Chartres visiter la cathédrale, on a mangé une banane dans une station-service abandonnée à la Ferté Bernard – et j’en passe…

En train on serait montés à Montparnasse, on serait descendu à Rennes – ça aurait été plus rapide, mais on aurait jamais vu tous ces endroits.

 4) Éloigne toi de la ville autant que tu le peux…

Selon moi le plus difficile quand tu fais du stop, c’est de sortir de la ville et d’y entrer. Une fois que tu lèves le pouce sur les aires de repos, tu suis juste la cadence, c’est pas très compliqué.

Pour sortir de la ville, il faut te rendre à ton premier spot. Cherche le toujours en périphérie, le plus loin possible de la ville, le plus près possible d’un axe routier important comme une rocade ou un truc de ce genre.

Si tu lèves le pouce en pleine ville, les chances de trouver un lift sont assez minces. La majorités des gens qui prennent le volant en ville le font pour aller d’un point A à un point B… tous deux situés à l’intérieur de la ville.

L’un des échecs les plus retentissants de ma jeune et précaire carrière d’autostoppeur est le jour où on a voulu faire Londres-Stonehenge en stop. Sûre de lui, mon acolyte me dit « Oui oui, je sais quelle direction on prend. Oui oui, je connais un bon spot éloigné de la ville. » Naïf, je l’ai suivi, sans me renseigner.

Et voilà où il a voulu commencer à lever le pouce:

Hyde Park - pas un bon spot

Hyde Park – pas un bon spot

HYDE PARK, bordel! En plein centre de Londres… Un super spot pour les concerts  mais pas du tout pour chopper un lift!

On a quand même essayé… une heure…. et puis on s’est promenés de ce côté là de Londres, à courir après les écureuils.

 

5) Tant qu’il y a encore un trottoir, marche !

Une des règles apprises au cours du temps : quand tu es à un endroit et que tu t’apprêtes à lever le pouce, attends et zieute un peu : il y a un trottoir ? Qui va dans la direction de la route que tu veux prendre ? Suis le aussi loin que tu peux !

Pourquoi ?

Un bon spot - Aire de Villaine la Gonais

Un bon spot – Aire de Villaine la Gonais

Parce que d’une, ça va « faire le tri » : tu vas continuer dans la direction que tu veux prendre alors que parmi les voitures beaucoup vont emprunter d’autres routes. À la fin de ton trottoir, tu as plus de chance de tomber sur un chauffeur qui va dans la même direction que toi.

Et de deux… Tu fais du stop, t’es pas avachi devant ta télé. Reste pas stoïque. Te mouvoir. C’est ça la clé. C’est con à comprendre mais en te voyant marcher au bord de la route, les chauffeurs vont accorder plus de crédit à ta démarche. Tu auras plus de chance de chopper un lift.

Bon… tu marches, mais ça t’empêche pas de lever le pouce quand même. Et de coincer ta pancarte à l’arrière de ton sac à dos de manière à ce qu’elle soit bien visible.

 

6) Les chauffeurs.

C’est dangereux de se faire prendre en stop par des inconnus. C’est vrai, bien sûr, et je vais pas nier ça ou prouver le contraire. En même temps, c’est un peu l’essence de l’autostop, non ?

Simplement, je vais tenter de recontextualiser. Si monter dans une voiture d’un inconnu est flippant – et j’ai flippé de nombreuses fois… – prendre un inconnu en stop l’est tout autant.

Tu es à ton spot, une voiture s’est arrêtée, tu dois faire un choix rapidement… il s’agit d’une question de CONFIANCE mais oublie pas qu’en tant qu’autostoppeur, c’est TOI qui choisis si tu acceptes le lift qu’on te propose ou si tu attends une prochaine chance.

 

7) Le storytelling

… Ou l’art de raconter une histoire…

J’ai appris cette règle en Belgique. Gijs, un couch-surfeur de Gand adepte de l’autostop nous a raconté qu’il existe un concours où le but est d’aller en stop de Bruxelles à Barcelone et d’arriver là-bas le plus vite possible – un peu comme ce concours là. Les gagnants de l’édition 2011 s’étaient déguisés en mariés !

Ouaip… Leurs vêtements, leurs attitudes racontaient une histoire, et comme ça transparaissaient au travers d’eux, la chance qu’une voiture s’arrête sur leur chemin se trouvait amplifiée.

[Je me demande s’ils se sont vraiment mariés, depuis…]

Sur ton spot, vends du rêve.

Une fois, j’avais pris quelques instruments de musique avec moi, dont mon ukulélé qui dépassait de mon sac de bidasse. Et dans la voiture qui nous prend, le gamin à l’arrière lâche sa PSP sur laquelle il avait les yeux rivés et me demande : « C’est pour quoi faire ? ». Je lui ai raconté qu’on faisait un atelier musical dans une école d’un quartier défavorisé de Lublin… Bon, c’est un mensonge… mais c’était mon premier essai de storytelling…

Si tu n’as pas de costume de marié(e) à portée de main, tu peux personnaliser ta pancarte. Faire péter les couleurs.

La rendre flashy, attractive, sensuelle, bonasse…

De cette faon aussi tu peux (bien) te faire remarquer.

Un bon spot - entre Nogent le Rotrou et la Ferté Bernard

Un bon spot – entre Nogent le Rotrou et la Ferté Bernard

 

8) « Peut importe la destination, l’essentiel c’est la Route. »

– avec un R majuscule, parfaitement.

C’est ce que je dis tout le temps. Pour me porter chance avant de lever le pouce. Pour me donner du courage dans les moments où je doute et où je veux renoncer…. Parce que c’est vrai, surtout !

Un exemple magistral : une fois, paumés en Silésie. Presque 20h. Déposés à un péage, la nuit commence à tomber, les phares aveuglants des voitures dans les yeux – le trafic, le trafic, mais rien pour poser les sacs, s’asseoir, se reposer…

Un péage en Silésie

Un péage en Silésie

Le genre de moment où tu te dis : « Mais qu’est-ce que je fous là ? ». Et là, pile à ce moment, au moment où tu désespères, au moment où tu craques… Une Limousine Rolls Royce. Qui passe sous nos yeux. On se regarde, on hausse les épaules : « Allez, yalla, on tente, advienne que pourra ! » on lève notre pancarte – POZNAN – à 300 Km de là. Et à la surprise générale… La porte de la Limousine s’ouvre, et le chauffeur nous fait signe de monter.

Trois heures dans une Rolls Royce.

La surprise de la route.

L’essentiel.

La Limousine

La Limousine

 

Mais j’apprends… Et je commence à comprendre, en lisant Sur la Route Again, de Guillaume Chérel – que la destination aussi… elle est peut-être importante finalement…

 

Maintenant, à vous de jouer ! Si vous avez des remarques, des conseils, des témoignages, des points à ajouter ou à améliorer, ça se passe dans les commentaires, sur Facebook ou sur ce blog !

 

Quelques liens :

 hitch-wiki

Le pouceux

Le Shaman Vaudou du Marché de Dantokpa

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04 décembre 2004 – vers neuf heures du mat’ – en plein dans les bouchons de Cotonou – à respirer les brumes épaisses des vapeurs de l’essence frelatée des voitures et des zems zigzagants qui nous frôlent – dans le taxi qui nous emmène Naïma et moi au marché de Dantokpa. Le chauffeur a une tête marrante, il sourit tout le temps et veut même engager la conversation avec nous : « Qu’est-ce que vous faîtes ici ? » et toutes les questions typiques pour touristes auxquelles on a eu droit depuis notre arrivée.

Je laisse Naïma lui répondre. Je contemple les paysages qui s’offrent à nous au travers des vitres sales- en me disant que j’aurais bien pris un troisième café-lait concentré sucré. Ici je vois ce qui doit être une église, avec une grande banderole de tissus déployée au premier étage du bâtiment : « SI TU CRAINS DIEU, VENEZ ICI ». Là, au milieu d’un rond-point mille fois plus bordélique que celui de l’étoile à Paris – mais sans tout son décorum – un rond-point vide – un sapin de Noël. Je suis pas en train d’halluciner. Un sapin de Noël… 28°C , aux portes du désert. Normal.

Je me dis que le nombre d’accidents de zems dans la capitale économique du Bénin est horrifiant, je me dis qu’au moins dans cette voiture, dans cette carcasse de métal on est plus ou moins en sécurité. C’est alors que je me tourne vers Naïma sur le siège arrière et que je vois le sol moitié bitume moitié terre battue défiler. Il y a un trou sous ses pieds ! – d’une bonne soixantaine de centimètres de diamètre. C’est aussi à ce moment que le taxi s’arrête à un stop et que j’entends un bruit fracassant devant nous. Au delà du pare-brise fissuré, la tôle du capot se fend en deux sous mes yeux et se fait éjecter comme un indésirable sur le bas côté. J’inspire profondément. J’essuie la sueur de mon front. Tout va bien. Tout va bien.

Le taxi nous dépose au marché de Dantokpa – le plus grand marché à ciel ouvert d’Afrique de l’Ouest. Notre excursion touristique de la journée. Premier réflexe de Yovo yovo : trouver un guide. Parmi ceux qui attendent là, au coin d’une allée, à alpaguer les touristes pour mieux les arnaquer, on en choisi un – chétif, mignon et innocent. Déodat, six ans – quand on vient à sa rencontre il nous raconte tout de go qu’il se fait appeler Zizou parce qu’il est né le jour de la finale de la coupe du monde – celle de 1998 bien sûr. Six ans le gamin – et c’est en sa compagnie qu’on part se perdre dans la foule de ce trouve-tout gargantuesque et vertigineux.

Zizou et ses copains

Zizou et ses copains

Naïma et Déodat. Faut pas que je les perde de vue. Faut pas que je les perde de vue. Et ça se bouscule tout partout autour de moi, ça se serre tout contre moi. Un autre café-lait concentré sucré pour me tenir alerte – il m’en faut un. Parfois je dois courir rastas au vent dans ce labyrinthe pour rattraper Naïma.

À un stand de bouffe qui pue la friture et la viande laissée au soleil depuis trop longtemps elle me dit : «  On est comme une pointe de lait dans un océan de café. ». Cette phrase me marque et me détend – je suis plus à même de lutter contre la marée humaine qui m’attend à chaque allée, dans chaque coin.

Ici des fabricants de djembés qui s’attellent à la tache – un stand pour touristes – façonner le bois, tirer la peau, la nouer dessus – tout ça pour épater les péquins.

Fabrication d'un djembé

Fabrication d’un djembé

 

Là des animaux. Des lézards. Un petit singe – tout mignon, tout à fait majestueux.

 

Hé mec, tu veux ma photo?

Hé mec, tu veux ma photo?

 

Là des kilomètres de tissus – en tas, plié, déployé. Explosion de couleurs africaines. Du wax. [ou de LA wax?]. Là encore, des pierres plus ou moins précieuses – des fauteuils en bambou ou en ébène gravé. des statues africaines.

Puis Déodat/Zizou nous embarque dans un coin « secret » de Dantokpa. Il raconte qu’il émmène jamais les touristes là-bas – je sais pas si on doit le croire ou pas. Naïma et moi on suit Déodat dans tout ce gros bordel ce dédale immense. Et on déboule sans mot dire en trombe vers midi la faim qui commence à nous tirailler le ventre en plein milieu… de centaines de crânes et de mains coupées.

« Humains ? » je demande en désignant ce qui s’étale sous nos yeux.

Le petit Déodat reste silencieux.

« Ça sert à quoi tout ça ? » je me penche vers Naïma.

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« Du vaudou… », elle répond.

Ces crânes – oiseaux singes… hommes ?… ces os, tous ces trucs là, exposés à l’air libre… C’est pour des sacrifices ? Des offrandes ?

Du vaudou… Je m’enlève de la tête l’image de la Lady Voodoo du jeu Monkey Island – ma première confrontation avec le vaudou – et je me remémore ce que j’en connais depuis notre escapade à Puerto Nuevo avant-hier. Le culte des dieux du peuple Fon. La célébration des forces de la nature….

Le marché l’univers si grouillant de monde si dynamique si bruyant se réduit se dilate – silence. Calme. Mi-apaisant mi inquiétant. Même le ciel a une autre couleur. De gris bleu il passe au jaune pale et sublime les nuages de coton. État second état bizarre.

On est entraînés dans un vortex interréél. Teintes bleutées. Lignes reptiliennes. On est là à Cotonou au marché de Dantokpa mais on est pas là. On est…

Ailleurs…

Et devant nous une apparition. La lèvre inférieure de Déodat tremble un peu quand il murmure : « Le shaman… ».

Il nous observe en silence pendant un long moment. Puis il nous fait signe de le suivre jusqu’à son stand. On obéit sans poser de questions. Au milieu des cranes et des os. Il va nous exorciser, faire jaillir nos démons intérieurs – il va nous libérer. Ou nous jeter un sort ? Yovo yovo – les blancs becs la pointe de lait dans cet océan de café – on sera condamnés éternellement à rester ici, à Cotonou.

Non.

Rien ne se passe.

Tout se passe.

On comprend rien.

On comprend tout.

Puis le shaman vaudou nous tend une carte.

Une carte de visite.

Joliment décorée.

Sur laquelle

il est écrit :

 

 

VICTOR DA SILVA – Assurances tous risques

 

Le shaman du marché de Dantokpa

Le shaman du marché de Dantokpa

Un petit déjeuner à Cotonou

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04 décembre 2004 –

Il doit être à peine six heures quand je me fais réveiller par les rayons du soleil qui perforent la moustiquaire de part en part. La tête dans le pâté je me sors de là tant bien que mal. J’accède au balcon, où je contemple le ciel du matin, un ciel blanc – pâle et laiteux – je m’attendais pas à ce teint là – la ville qui s’active déjà, les gens qui marchent – pagnes et boubous – patchwork aux couleurs bariolées – le stade, les panneaux publicitaires plus ou bien délabrés, les boutiques qui n’ont pas fermé de la nuit, un gars là-bas qui dort sur un toit – enveloppé dans sa moustiquaire de fortune, les voitures – qui en sont au moins à leur troisième ou quatrième vie – qui se noient dans la dense circulation –

 

Le Stade de l'Amitié vu de l'auberge de l'Amitié

Le Stade de l’Amitié vu de l’auberge de l’Amitié

Le dormeur du toit

Le dormeur du toit

 

J’entends le brouhaha des gens qui crient et qui papotent, le tumulte des freins qui crissent, des fourneaux qui crépitent, l’agitation de Cotonou après son énième nuit blanche. Je sens les odeurs de poissons grillés – je me dis que je suis pas si attentif aux sens d’habitude – mais je vois j’entends je sens surtout la poussière et la pollution.

Une douche rapide – à l’eau froide mais vu la température de l’air c’est pas gênant au contraire – je sens plus mes cheveux – les dizaines de mains des coiffeuses qui s’affairaient hier autour de moi quand elles m’ont fait mes tresses me les ont tellement tirés… –

Le salon de coiffure

Le salon de coiffure

 

Je m’habille en quatre-deux et je prépare mes affaires. Dans le couloir Naïma m’attend – déjà prête mais la tête encore plus dans le pâté que moi. Elle a encore fait la java avec les gens du coin dans la cour intérieure de l’auberge de l’amitié – à se déchaîner aux sons des djembés et des xylos jusqu’au bout de la nuit – toujours le même air qu’on finit par radoter, peu importe où on est…

On se dirige vers une maisonnette au toit de tôle – un snack qu’on a repéré avant-hier où ils font des bons petits-déjeuners. Le vieux poste de radio crache comme il peut du zouk bien fort bien grésillant – aux couleurs des matins de Cotonou.

On nous sert du café allongé mais encore amer, dans lequel on dilue tout un tube de lait concentré sucré. Le meilleur café que j’ai bu jusqu’à présent. Et même si le beurre est un peu bizarre – bien pâlot – il fond sur le pain croquant…

le lait concentré Peak.

le lait concentré Peak.

le  beurre pâlot

le beurre pâlot

Bon je vais pas m’éterniser sur mon petit déj’. Et puis au bout d’un moment cette musique ce zouk commercial me saoule.

Un deuxième café-lait concentré sucré pour la route et on est parti ! On marche dans la rue en terre battue parmi les vendeurs d’essence en jarre – importée illégalement du Nigeria voisin – et les vendeurs à la sauvette de poisson grillé.

De l'essence en jarre

De l’essence en jarre

« Qu’est-ce qu’on fait ? On prend un zem ? » je demande.

Un « zem » ou « zémidjan » c’est une mobylette qui fait office de taxi et qui permet de tracer vite vite dans la ville – en divagant entre les voitures. En les frôlant souvent – et parfois en rentrant carrément dedans.

Naïma regarde ses jambes, puis les miennes.

« Vaut mieux pas… »

Ouais… en prenant un zem avant-hier on a tous les deux, sans faire gaffe, collé nos jambes au pot d’échappement. Résultat on a vu un carré de notre peau partir littéralement en fumée et maintenant on a le mollet cramé – et malgré tous les antiseptiques qu’on vaporise, toutes les pommades réhydratantes qu’on passe dessus, nos plaies ont du mal à se résorber.

[Si vous voulez des photos de nos blessures de guerre, c’est en privé que ça se passe…]

« On va prendre une voiture, c’est mieux. »

Naïma lève le bras bien haut pour héler un taxi. Au bout de quelques secondes, on a cinq voitures qui s’immobilisent en cercle autour de nous. Forcément, avec tout notre barda, nos casquettes – enfin la casquette de Naïma, moi je ne peux pas foutre mes rastas nouvellement tressés dans une casquette, j’ai un foulard noué autour du crâne – nos shorts… on ressemble à des touristes. On EST des touristes. Et puis, on est blancs… On les entend souvent, surtout les gamins, nous guetter dans la rue, courir à nos trousses en criant « yovo, yovo ! » – des blancs, des blancs – ça commence un peu à nous saouler – ça veut donc dire qu’on a de l’argent et que pour le chauffeur qu’on choisira la course sera bien avantageuse. L’un d’entre eux hésite même pas à sortir de sa voiture et à dégager le gars qu’il était en train d’acheminer.

C’est pas celui là qu’on va prendre.

Un autre chauffeur nous fait signe – son sourire comme une banane au milieu de la tête. Il semble sympa, la voiture plutôt propre…

On monte dans le taxi.

Qui démarre en trombe.

Enfin… comme elle peut quoi…

La trombe africaine !

Et pendant qu’on déboule dans le dédale des ruelles de Cotonou, le chauffeur se tourne enfin vers nous:

« Vous allez où ?»

Et on répond en chœur: « Au marché de Dantokpa ! »

 

À suivre…

Le Survivant

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« Il n’est pas important de sortir le premier, ce qui importe, c’est d’en sortir vivant. »

 – Bertolt BRECHT

 

C’est pas possible. Elles ont recommencé.

Diya et Marcelline.

Cette fois encore elles s’installent sur ma balustrade.

J’ai guetté le moment où elles arrivent, quand mine de rien la première branche se pose.

Signe du nid qu’elle vont construire

et des œufs qu’elles vont choyer.

(Et de la merde qu’elles vont laisser…)

Voilà maintenant Diya est posée – un peu fatiguée après l’accouchement

(ça se dit ça, que les pigeons accouchent ?…)

mais depuis elle a repris du poil de la bête

(enfin dans son cas, « des plumes de la bête »)

et parfois relayée par Marcelline

elle couve deux œufs sous son aile.

Comment je vais les appeler,

ces nouvelles têtes qui vont bientôt éclore ?

Après Marco et Polo

puis Jules et Verne…

Comment je vais les appeler, bordel ?

Allez quoi, un peu de légèreté,

un peu de grâce, de lyrisme,

un peu de poésie !

 

 

MEEEeeeeRDEEee !!!

Quelle conne cette Diya !

C’est stupide, un pigeon –

et c’est contagieux.

Un faux mouvement d’aile,

un geste brusque

et crac –

elle explose l’un des œufs

et tout le jaune tout le blanc

s’éclatent sur elle –

violemment.

 

L’autre œuf n’a rien.

Il se fissure doucement

Il y a de la vie à l’intérieur.

Il est né le divin enfant-pigeon !

Déjà soumis aux dures lois

de la vie et

de la sélection naturelle de mes deux.

Le bébé pigeon

sort sa tête

hideuse et toute poilue.

Comment je vais l’appeler ?

 

KEN.

 

KEN LE SURVIVANT.

 

diya et ken 2 aout 2013

Ken et sa mère, quelques temps après sa naissance

Lille – Marseille – Voiture-bar

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Ils doivent pas beaucoup aimer les piliers de bar, à la SNCF. Je reste debout avec ma canette, immobile à 300 km/h. Il n’y a que deux tabourets de merde dans la voiture-bar. Très design. Mais ni confortable, ni convivial.

Je traîne là depuis une heure. 1664. Une contrariété. Je bois pour la surmonter, faire passer le goût amer que j’ai dans la bouche. Debout. Depuis une heure.

Devant moi, une jeune cougar. Quarante ans bien tassés, mais elle les fait pas. Écrit un SMS à son amant. « Dans deux heures, je serai enfin dans tes bras. J’ai hâte ». J’arrive à lire au dessus de son épaule. Devient-on romantique à l’approche de la ménopause ?

Un gars, studieux, pianote sur les touches de son ordi. Un mémoire à rendre. Vus les graphes et les schémas que je parviens à distinguer, école de commerce ou d’ingénieurs.

À côté, une nana. Un peu trop vieille pour moi. Assez sexy cependant. Elle se fait du mal. Elle vient de commander une salade. Beaucoup de fibres, le moins de gras possible. Et un Coca light. Pour se désaltérer sans prendre du poids. Elle lit Biba. Son premier choix : risotto et Sprite. Elle sera jamais comme ces mannequins des pages qu’elle tourne, dont la silhouette anorexique photoshopée s’étale comme des fils sur les pages de magazine entre deux pubs pour du parfum ou de la crème anti-rides.

 

Quant elle débarque dans le wagon, je suis bourré, avec modération. La 1664 a eu raison de moi. Je suis presque terrassé. Mais je garde la tête haute.

Huit ou neuf ans, la gamine. Style Lorie – ou peu importe la popstar de mes deux à la mode ces temps-ci. Suivie de près par sa mère. L’intelligence n’a rien à voir avec l’hérédité.

La petite commande un sandwich. Elle guide sa mère vers un endroit où s’installer. Sans se retourner, elle passe devant moi et fait, d’une voix fluette : « Mais c’était de l’humour noir, maman » Vu sa tête, le serveur s’en est toujours pas remis. Les sarcasmes, le cynisme, il a du mal à encaisser. Surtout quand c’est proféré par une fillette qui lui arrive à la taille.

Huit ou neuf ans, la gamine. De l’humour noir. Rien que ça ! La mère semble pas y avoir prêté attention.

Si elle savait où ça pourrait la mener si elle persévérait dans cette voie…

La fille a l’air brillante. Sa mère, totalement conne. Je sais d’avance comment ça va se finir. Quel gâchis… Ou bien elle va devoir se calmer, par la force des choses, ou bien elle se sentira exclue pendant la plus grande partie de sa vie. Aucunement jugée à sa juste valeur. Et elle risque d’en souffrir.

À force d’humour noir, c’est son âme qui risque de se remplir de noirceur.

Je le sais. J’en suis à ma deuxième canette.1664. Une gorgée, et ça fera un litre tout rond. Un litre, le strict minimum pour retrouver ma lucidité. J’aurais pu devenir autre chose. Quelque chose de mieux.

La fillette repasse devant moi – son humour noir remplit mes narines mélancoliques.

Quel gâchis. Je jette un regard sur la gamine.

Je l’aime déjà.

Sois forte.

Je croise les doigts.

Tu as de l’avenir.

Il file.

À 300 km/h.

L’Ex

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Le verre de bière à sa bouche, il me dit Faut que tu avances, mec –

 

Un jour il te viendra l’idée conne de jeter un coup d’œil sur son profil Facebook,

de remarquer qu’elle s’est trouvée un copain –

plus moche que toi, pour sûr, par contre elle elle s’est vachement embellie, bizarrement – en tout cas tu l’as jamais connue aussi rayonnante –

et ils ont l’air si bien ensemble, un vrai petit couple en vacances –

décor italien, sourire aux lèvres, main dans la main – elle est heureuse.

 

Le jour suivant tu remarqueras quelque part que finalement, son petit copain est devenu son fiancé – puis ils se marient et tu n’es même pas invité à la cérémonie – couple épanoui, tu n’aurais jamais fait le poids.

 

Un beau jour, tu t’aperçois par le prisme Facebookien qu’elle est enceinte, puis maman.

Comblée.

 

Alors que toi, toi qui es comme elle tombé sur le champ de bataille de l’Amour, tombé dix pieds sous terre –

 

t’en es encore à bouffer du gravier.

Poème pour la Bière

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poeme pour la biere

 

Depuis notre rencontre, on ne s’est jamais quittés…

Bière, je t’ai aimé, je t’aime et je t’aimerai !

J’adore ta couleur, ton goût et ton odeur…

ô, Bière, tu es dans mon cœur !

Que tu sois légère ou forte…

De fermentation basse ou haute…

Blanche, blonde, ambrée ou noire…

Bière du midi ou Bière du soir…

Industrielle ou artisanale,

Bière, toujours tu es un régal !

C’est pour ça que je te le dis

Et cela, n’en doute pas un instant

Bière, je te déguste inlassablement

et t’aime pour la vie !

Dans (m)(s)a ligne de mire

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Dans (m)(s)a ligne de mire il y a

ces deux années de perspectives

Ces textes crachés instantanés

perdus sur les Internets

ces mots inventés

qui reviennent tout le temps –

stupides et contagieux.

 

Dans sa ligne de mire il y a

Ce mec qui marche toujours parmi les ombres

le froid la nuit tombée au bord du canal

– démarche chaloupée dans les feuilles mortes qui pourrissent

les lampadaires qui fonctionnent plus

– sans ses écouteurs désormais

– cassés broyés rincés –

mais bientôt la lumière stridente du métro.

Dans le métro parfois

la fille aux cheveux tondus

– portrait-mirage de la Femme Piège

– il l’a toujours pas abordée.

 

Dans sa ligne de mire il y a

Au petit déjeuner plus de Quaker Oats

il en a bouffé jusqu’à écœurement

– depuis il se la joue plus sobre et plus cancérigène

avec les cafés-clopes qu’il s’enchaîne.

En partant de chez lui les matins

pour aller au boulot

après avoir craché ses mots

le tic ou le toc a disparu

il vérifie plus que sa porte est fermée

– comme s’il en était guéri.

 

Dans sa ligne de mire il y a

le Chrysler Building

des déserts

des villes

la vie

des boîtes glauques

des bars louches

et autres décors fantasmagorés

avant de les avoir vus en vrai.

 

Dans sa ligne de mire il y a

Hélène,

la veuve-enfant qui pleure son mariage irréalisé

les zombies qui le hantent encore

qui sont plus là ou qui ont jamais existé

éphémèrimaginés

souverêvés.

 

Dans sa ligne de mire il y a

ces verges qui font du yoyo

ces pigeons casaniers

Diya Marcelline et le petit dernier

Ken le survivant

 

Dans sa ligne de mire il y a

ces textes encore inachevés

ces mots envolés perdus

ces couleurs chaudes ou délavées

ces jeans troués

ces radeaux de la méduse

ces parfums d’alcôve

au gré des rencontres

 

Dans sa ligne de mire il y a

tous les concerts toutes les soirées

à pogoter dans l’espace

flaques de bière chaude sur les parquets

 

Dans sa ligne de mire il y a

tous ces voyages en train

ces milliers kilomètres de routes macadamisées

tous ces points A ces points B

quelque chose a changé, sans doute

il comprend que la destination est peut-être importante

– finalement.

 

Dans sa ligne de mire il y a

tous ces parcs luxuriants

appels à se loutrer

mais le vent tourne

l’herbe s’amollit

les paysages défilent

et le ciel est changeant.

 

Dans ma ligne de mire il y a ces deux années de perspectives

Et au delà la ligne d’horizon

où se rejoignent les points de fuite

discordants.

Je me vois

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Je me vois me lever à l’aube avant même le soleil

Je me vois boire mon café froid fumer mon cigare en contemplant les lueurs du ciel qui s’étiole

Je me vois débarrasser mon bureau – papiers paperasse bouquins cartes postales miettes de pain

Je me vois y poser la machine à écrire et le rouleau que j’ai préparé

Je me vois enfiler une tenue de guerrier Maasaï ou je-ne-sais-quoi

Je me vois taper à la machine plus fort et mieux que ça plus vite plus vite là je me galère un peu pas encore bien réveillé

Je me vois écouter du jazz Dizzy Gillespie Thelonious le grand Monk un peu de jazz manouche aussi et de l’électro-be-bop.

Je me vois boire du maté au coca rouler des cigarettes avec mes doigts noirs et crasseux et en fumer du matin au soir

Je me vois plus regarder les toucher juste taper taper

Je me vois maudire le retour à la ligne pas automatique

Je me vois écrire écrire dessiner des lignes des chemins faire pas mal de digressions mais toujours en moi des idées claires un projet – tout raconter ça va sortir comme c’est venu

Je me vois martyriser le papier qui glisse comme sur un rouleau compresseur

Je me vois écrire et m’amuser de la poésie et des mots des mots que j’aurai inventé comme le mot souverêve

Je me vois écrire écrire dans l’extase la précipitation et les souverêves justement les touches comme des mitraillettes j’ai pas encore dit ma dernière cartouche épuisé mes derniers mots

Je me vois penser à tout ça les yeux dans le vague

Je me vois interconnecté avec la machine mon moi voûté sur la chaise

Je me vois tout dire

Je me vois me servir parfois de mes carnets de voyages journaux intimes déchiffrer tout ce que j’ai pu y puiser y cacher tout ceci doit sortir au grand jour

Je me vois me servir de toute mon énergie sexuelle et tout donner dans cet élan masturbatoire

Je me vois les lettres gicler s’assembler fécondation d’idées étranges mélange de papier et d’encre

Je me vois pas arrêter pas renoncer continuer jusqu’au bout de la feuille de la route

Je me vois me souvenir de nos vies antérieures c’est pas un hasard tu t’appelais Yashan tu étais mon compagnon de voyage là-bas quelque part parmi les yourtes de Mongolie intérieure sur les steppes où nos regards se posaient debout sur nos chevaux arabes parfois quand tu en buvais tu foutais plein de lait de yak partout sur ta moustache

Je me vois tripper ainsi comme sous drogues ou pire possédé

Je me vois les bras en mouvement je danse je danse sur la machine et le jazz le sax dans les oreilles les choses de l’esprit tout est clair clair je trace je trace.